0216 L’amour ne vit plus ici.
Récit érotique écrit par Fab75du31 [→ Accès à sa fiche auteur]
Auteur homme.
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Histoire érotique Publiée sur HDS le 02-11-2019 dans la catégorie Entre-nous, les hommes
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0216 L’amour ne vit plus ici.
Pendant la balade à cheval, en milieu d’après-midi, il fait très chaud. Et nous n’avons plus d’eau, ni Jérém, ni moi. Ni même Charlène.
« Et il nous reste au moins deux heures avant d’arriver chez moi » fait cette dernière.
« On aurait dû prendre davantage d’eau » regrette Jérém.
« C’était pas prévu qu’il fasse si chaud » fait Charlène, avant d’enchaîner « et en plus j’ai l’impression qu’Unico boîte ».
« C’est pas qu’une impression. Ca fait un petit moment que je le sens sensible des pieds ».
Et, ce disant, mon bobrun descend illico de son étalon, il lui attrape le pied et regarde à l’intérieur du sabot.
« Y a un clou du ferrage qui est en train de se barrer. Il faudrait le déferrer ».
« Tiens, j’ai une idée. On arrive à la ferme de Florian. On va se faire payer un coup à boire et se faire prêter des outils pour le déferrer… ».
« Florian, l’ex de Loïc ? » je demande.
« C’est ça. C’était un cavalier lui aussi, avant la rupture avec Loïc, il y a un an… non, deux ans déjà, le temps file si vite. En plus, ça me fera plaisir de lui faire un petit coucou, ça fait un moment que je ne l’ai pas vu. ».
Dans mon for intérieur, je suis curieux de rencontrer ce Florian. Dès que j’en ai entendu parler par Charlène et Martine, j’ai eu de l’empathie pour ce gars qui a vécu une séparation difficile. Je ne le connais pas, et pourtant j’ai envie de voir comment un homo s’assume à l’âge adulte, j’ai envie de voir comment on se reconstruit après une rupture. J’ai aussi envie de savoir à quoi il ressemble. Et quel genre de mec il peut bien être.
Sur notre droite, un grand pré en pente clôturé enferme un troupeau de brebis à la laine bien blanche. Le petits herbivores sont en train de pacager paisiblement en plein soleil.
Et alors que nous approchons de la maison aux volets bleus, deux labradors, l’un sable, l’autre noir, déboulent à notre rencontre. Le noir aboie de façon insistante, son jappement est sonore et retentissant.
« On va se faire bouffer » je commente.
« Mais non, ils sont sages comme des images » fait Charlène « Gaston, Illan, c’est moi… ».
Pour toute réponse, le labrador noir aboie un peu plus fort encore, le corps massif tout tendu, le poil brillant hérissé autour de l’encolure, comme s’il se préparait à attaquer.
« Et pourtant, il y eut une période où l’on se voyait très souvent » elle continue, sur un ton empreint d’une sorte de nostalgie « ce qui est chiant, quand un couple d’amis se sépare, c’est de devoir en quelque sorte choisir lequel on va continuer à fréquenter. Allez, les toutous, du calme ! ».
Les mots de notre « guide » semblent apaiser les deux labradors. En effet, après quelques derniers aboiements insistants, les deux gros toutous se contentent de nous escorter jusque dans la cour de la ferme.
Un mec d’une trentaine d’années vient de se pointer sur le seuil de la maison, alors qu’une musique vive s’échappe de la porte ouverte. Le type nous regarde, en utilisant sa main comme d’un parasol pour se protéger du soleil. Le mec est grand, un peu enrobé, châtain, les cheveux frisés. Il est habillé d’un vieux t-shirt rouge délavé et d’un short coupé dans un jeans qui a fait son temps.
« Charlène ! » je l’entends s’exclamer, la voix joyeuse, et avec un grand sourire lorsqu’il réalise qu’il s’agît de son ancienne copine « du cheval ».
Cette dernière descend de sa monture, passe les rênes à Jérém, et s’empresse d’aller lui claquer la bise.
Jérém et moi regagnons le sol à notre tour et Charlène fait les présentations.
« Florian, voici Jérémie et Nicolas… ».
« Mais on s’est déjà vu, non, Jérémie ? » fait Florian.
« Oui, je crois ».
« Jérémie n’est pas venu souvent nous voir ces dernières années, mais c’est un cavalier, et un bon cavalier. Nicolas, c’est un ami à lui, qui est venu s’essayer à l’équitation ».
« Je me disais bien que ta tête ne m’était pas inconnue » fait Florian « j’ai du mal à me souvenir des nanas, mais je n’oublie jamais un beau mec ».
Jérém sourit, il a l’air flatté. Qu’est-ce qu’il aime quand on lui dit qu’il est beau !
Pfffff ! Florian aussi est sous le charme de mon bobrun. Loïc, Sylvain, Florian. Tout gay est attiré par mon bobrun. Mais en même temps, comment ça pourrait en être autrement ? Pour qu’un homo ne soit pas sensible au charme de mon Jérém, il faudrait juste qu’il ne soit pas homo ! Et encore, même en étant hétéro, et en côtoyant un mec comme lui, je ne sais pas comment à un moment ou à un autre on pourrait ne pas se dire « ce gars est beau à tomber, il me fait de l’effet », « s’il y a un mec avec qui je pourrais tenter un truc, c’est bien lui ».
Et quand je pense qu’en plus de plaire aux gays, Jérém est également du genre charmeur, qui aime être admiré, désiré tous azimuts : je me dis que j’ai vraiment vraiment vraiment du souci à me faire pour Paris. Et à plus forte raison maintenant qu’il commence à assumer son attirance pour les mecs, maintenant qu’il a découvert et bien apprécié le plaisir entre mecs.
« Et de moi, tu te souviens, espèce de goujat ? » fait Charlène.
« T’es qui, toi ? » se marre Florian.
« Celle qui va te mettre une bonne fessée ! ».
« Ça me fait plaisir de te voir ».
« Moi aussi. Tu nous manques à l’asso de cavaliers ».
« Vous aussi vous me manquez… enfin, certains plus que d’autres ! ».
Charlène éclate dans un rire sonore.
« Je veux bien te croire ».
« Je vois que t’as toujours la pêche, et que tu montes toujours, ça me fait plaisir ».
« Je monterai jusqu’à que je tiendrai debout. Toi, en revanche, t’as arrêté le cheval ».
« Oui ! Et je ne m’en porte pas plus mal ! ».
« Ce n’était pas vraiment ton truc ».
« Non, j’ai toujours eu peur à cheval. Je crois que pour ne pas avoir peur, il faut commencer quand on est très jeunes et inconscients. Moi j’ai commencé à monter à trente ans. Et dès la première fois, je n’ai jamais cessé de me demander quand je tomberais. Et je suis tombé plus que mon dû ».
« Si ce n’est pas une passion, il vaut mieux ne pas se forcer ».
« Je montais surtout pour lui faire plaisir, pour partager quelque chose à deux. Mais ça n’a pas suffi ».
« Tu as fait tellement d’efforts pour sauver ton couple. Hélas, parfois les choses nous échappent des mains et il n’y a rien à faire ».
« C’est ça, merde au passé ! Alors quel bon vent t’amène ? ».
« On a fait la grande boucle dans la forêt et on est à court d’eau. En plus, le cheval de Jérémie est en train de déferrer. Alors on se demandait si tu pouvais nous donner de l’eau et nous filer une pince pour sortir les clous qui restent et enlever le fer ».
« Mais avec plaisir. Viens voir à l’atelier, si tu trouves ton bonheur » fait Florian à l’intention de mon bobrun.
Jérém le suit à l’atelier. Les deux gars se postent devant un panneau mural garni d’ustensiles de toute sorte, clefs, pinces, marteaux. Mon bobrun de dos, sa plastique moulée dans le coton gris marqué par une trace de transpiration le long de la colonne vertébrale, il est juste sexy à se damner. Au gré des mouvements, les épaules, puis les avant-bras se frôlent. Pendant une fraction de seconde j’ai l’impression que Florian cherche délibérément le contact physique avec mon bobrun.
« Prends ce que t’as besoin » fait ce dernier, tout en regardant avec insistance mon Jérém en train de choisir et de décrocher les outils, en matant ses pecs et ses biceps moulés dans le coton gris humide.
Putain, qu’est-ce qu’il porte bien ce t-shirt moulant !
« Je crois que j’ai tout ce qu’il me faut, merci ».
Jérém revient vers son cheval, suivi par Florian qui ne se prive pas de mater sa face B. Un beau dos et un beau cul pareil, on ne peut pas les laisser passer sans essayer de s’en graver l’image dans la rétine.
Jérém reprend le pied d’Unico et tente d’extraire les clous, non sans effort. Après une première réticence, Unico se laisse faire bravement.
« Tu as besoin d’un coup de main ? » je lui demande.
« Non, ça va aller. Mais ça va prendre un certain temps ».
« T’es sur que t’as besoin de rien ? » insiste Charlène.
« Merci, c’est une affaire entre lui et moi » il plaisante.
« On te laisse faire, alors. Nous on va boire un coup » fait Florian.
« Oui, merci ».
« Venez donc à l’intérieur, j’ai même de la pastèque au frais ».
« Ce n’est vraiment pas de refus ».
Au fur et à mesure que nous approchons de la maison, la musique m’enveloppe un peu plus à chaque pas, les décibels me happent, me font vibrer. Et lorsque nous passons la porte d’entrée, je suis instantanément plongé dans un univers sonore saisissant.
Dans un angle du séjour trône une grande chaîne hi-fi, surmontée d’une platine vinyle massive. Un disque 33 tours tourne d’une allure paisible et régulière, alors que deux grandes enceintes à chaque coin de la pièce envoient « du pâté », délivrant le son qui arrive à mes oreilles, dans ma chair, dans mes tripes.
Florian s’empresse de baisser le volume sans pour autant arrêter le disque.
« Ici je n’ai pas de voisins » il nous explique « alors, depuis que je suis seul, je ne me gêne pas pour mettre la musique à fond ».
« C’est ça qui est bon quand on est seuls, c’est qu’on fait ce qu’on veut » commente Charlène.
Je suis aimanté par le mouvement hypnotique de la galette sur la platine, si loin de la frénésie de rotation d’un cd, je suis happé par cette pointe qui parcourt patiemment son sillon pour en extraire le son. Regarder un disque tourner c’est apaisant, c’est presque comme regarder une clepsydre, on a l’impression de regarder le temps en train d’avancer.
A cet instant précis, je découvre le disque. Enfin, je le redécouvre. Maman avait un tourne disque, mais il était loin d’avoir la gueule et le son de l’équipement de Florian. Quant à moi, depuis que j’écoute de la musique, je n’ai jamais acheté de disque. J’ai commencé avec des cassettes. Et je suis rapidement passé au cd. Avant de me laisser conquérir, quelques années plus tard, par le mp3.
En approchant un disque « en action », après des années où je n’ai pas vu tourner un seul disque, je me rends compte d’à quel point cette galette en vinyle est un bel objet. Sa robe noir brillant capte la lumière et en met plein la vue. Le son qu’il envoie est chaud et vibrant. Et le crépitement de ses sillons rappelle d’une certaine façon le crépitement du feu dans une cheminée. C’est à la fois charmant, rassurant, reposant, chaleureux et doux.
A côté de la chaîne hi-fi est installé un meuble rempli de disques, exposés sur la tranche. Et devant ces importantes archives musicales, une pochette est debout, appuyée contre l’alignement de ses consœurs, exposée à la vue. C’est certainement la pochette du disque qui est en train de jouer.
L’image, assez sombre, représente un beau garçon en demi-buste, de profil, la barbe d’une semaine, une grande boucle en forme de croix à l’aplomb de son oreille. Le gars est habillé d’un blouson en cuir qu’il soulève avec ses mains et dans lequel il semble vouloir cacher son visage. Entre les deux pans, on devine une portion de torse velu. Pas de titre d’album, ni de nom du chanteur bogoss.
« Dis-donc, t’as une sacrée collection de disques » lance Charlène à Florian, alors que la chanson se termine et un petit crépitement de fond fait la liaison avec le titre suivant.
« Et encore ils ne sont pas tous là. La musique c’est mon plaisir. Je crois que je pourrais vivre sans sexe, mais jamais sans musique ».
« A ce point… ».
A nouveau je me laisse happer par le disque et sa rotation perpétuelle. Et soudain le titre suivant démarre.
Des notes de piano, un air doux et un peu mélancolique. Une ambiance jazzy. Puis vient la voix. C’est une voix feutrée et pourtant bien virile, une voix de jeune mâle, comme une caresse à la fois très douce et terriblement sensuelle, une vibration qui touche des cordes sensibles, qui me touche au cœur. Et en quelques secondes à peine, elle m’émeut jusqu’aux larmes.
Vinyle vidéo :https://www.youtube.com/watch?v=mwFVCLoeVDo&list=WL
Cette voix, cette vibration masculine fait dresser mes poils, jusqu’au cuir chevelu, elle me file une boule au ventre, et l’envie de pleurer. Je crois que je n’ai jamais entendu quelque chose de si beau.
Car il y a dans cette musique et dans cette voix une sensualité qui donne envie de faire des câlins, de faire l’amour avec l’homme qu’on aime.
Comme promis, Florian nous offre des boissons et de la pastèque. Mais moi j’ai complètement oublié ma soif et ma fatigue, tout ce dont j’ai besoin à cet instant c’est de silence autour de moi pour être seul avec cette voix qui me fait vibrer et avec mon Jérém avec qui j’ai envie de faire l’amour.
La porte d’entrée est restée ouverte. Les deux labradors nous ont suivis à l’intérieur et se sont installés d’un côté et de l’autre de la chaise occupée par Florian. Ils se sont postés en position assise, la truffe à l’affut du moindre petit geste de leur maître en train de découper la pastèque.
Une tranche atterrit dans les mains de Charlène, une autre dans les miennes. Florian découpe la sienne en petit morceaux et il en balance un à chaque labrador, à tour de rôle. Ces derniers gobent voracement l’aubaine sans même lui laisser toucher le sol.
« Ils sont doués, dis-donc » fait Charlène.
« On s’entraîne tous les jours ».
Je regarde le labranoir et sa truffe de gros toutou adorable et soudain je repense à Gabin. A Stéphane. Ça fait un moment que je n’ai pas de leurs nouvelles. Qu’est-ce qu’ils deviennent ? Est-ce que tout se passe bien pour eux ? Est-ce que Stéphane a trouvé un mec à Bâle ? Quelle belle rencontre, celle avec le garçon au labrador.
Pendant que Charlène et Loïc discutent tout en mangeant leurs tranches de pastèque, je me laisse amener de plus en plus loin par cette voix et par les couplets qu’elle me chuchote à l’oreille.
La chanson parle d’un amour unique et irremplaçable. Au détour d’un sillon, la beauté mélancolique des couplets est soulignée par l’envolée de la musique, par la montée en puissance de la voix :
But remember this/Mais souviens-toi de ceciEvery other kiss/Chaque autre baiserThat you ever give/Qu’il t’arrivera de donnerLong as we both live/Tant que nous vivrons tous les deuxWhen you need the hand of another man/Lorsque tu auras besoin de la main d'un autre hommeOne you really can surrender with/Un homme auquel tu puisses véritablement t'abandonnerI will wait for you/Je t'attendraiLike I always do/Comme je le fais toujoursThere's something there/Il y a quelque chose là-dedansThat can't compare with any other/Que je ne peux comparer à rien d'autre
Puis, la chanson s’installe à nouveau dans la douceur, dans un duo piano-voix qui me donne des frissons.
You are far/Tu es loinWhen I could have been your star/Alors que j'aurais pu être ton étoileYou listened to people/Tu écoutais des gensWho scared you to death, and from my heart/Qui te glaçaient le sang, et du fond de mon cœur
Strange that I was wrong enough/Il est étrange que je me suis trompé à ce pointTo think you'd love me too/Pour croire que tu m'aimais aussiI guess you were kissing a fool/J’imagine que tu as embrassé un idiotYou must have been kissing a fool/Tu devais embrasser un idiot
Des crépitements plus marqués d’échappent des enceintes, puis le silence se fait, un silence par-dessus lequel se fait entendre un léger bruit de mécanique bien réglée, le mouvement du bras du tourne disque qui se lève et se remet seul sur son support, alors que la galette cesse de tourner.
La chanson vient tout juste de se terminer et elle résonne toujours en moi. Non, je crois vraiment que je n’ai rien entendu de si beau auparavant. Je crois que même sans comprendre les mots, la douceur et la mélancolie de cette voix savent parler directement au cœur et transmettre une émotion incroyable.
J’en ai le souffle coupé. J’ai des frissons, un nœud au fond de la gorge, j’ai la chair de poule, les poils dressés sur les bras. Je ressens une sensation d’électricité qui part d’entre mes reins, remonte le long de ma colonne vertébrale, fait vibrer mes omoplates, crispe mon cou et se perd dans le bas de ma nuque. Je suis retourné comme une chaussette, comme si j’avais pris une claque en pleine figure. Je sens les larmes mouiller mes yeux.
Un disque a un début, un développement, et une fin. Suivis par le silence. Un silence aussi long que la flemme de celui qui écoute de se lever et aller remettre la galette à tourner, la faire démarrer depuis le début, ou choisir un morceau précis, ou pour la retourner. J’ai très envie d’écouter à nouveau ce petit chef d’œuvre que je viens de découvrir. Et pourtant, je savoure le silence qui suit le chef d’œuvre et qui le fait apprécier par le manque. Ne dit-on pas que le silence après du Mozart, c’est toujours du Mozart ?
« Ça va Nico ? » me demande Charlène.
« Oui, ça va » je lui réponds, en essayant sans succès de cacher l’émotion qui s’invite dans ma voix.
« T’as l’air tout ému ».
« C’était très très beau ».
« Elle se nomme Kissing a fool » fait Florian « et c’est vrai qu’elle est magnifique. Je crois que la première fois que j’ai entendu cette chanson, j’ai été aussi touché que toi. C’était il y a environ quinze ans. Ça fait plaisir de voir que la magie opère toujours, même aujourd’hui, et même sur les nouvelles générations ».
« J’avoue que c’est une très belle chanson » confirme Charlène « au fait, c’est qui le chanteur ? ».
« C’est George Michael » fait Florian, en se levant et en approchant du tourne disque.
Ah, oui, George Michael. Je me disais bien que cette voix ne m’était pas inconnue, car elle est reconnaissable entre mille. Je ne connaissais pas cette chanson, en revanche, ni la couverture de l’album.
Un instant plus tard, j’entends le bruit de diamant qui ripe bruyamment sur le vinyle, suivi par quelques crépitements, avant qu’à nouveau des notes de piano empreintes de tristesse et de beauté, les mêmes que quelques minutes plus tôt, viennent me faire vibrer d’émotion.
Florian a remis le même titre.
« Merci » j’ai envie de lui lancer.
Clip officiel : https://www.youtube.com/watch?v=omsBhh8vA7c
Et la voix revient, apportant avec elle le même frisson que la première fois.
Le son d'un vinyle sur une bonne chaîne hi-fi, on n’a encore jamais rien fait de mieux en termes d'expérience d'écoute musicale. Même le cd n’arrive pas à rivaliser avec la richesse et l’authenticité du son d’un bon vieux vinyle. Et certainement pas avec son charme daté mais jamais démodé. Porté par la puissance et la fidélité des grandes enceintes, à nouveau cette voix, cette caresse me prend aux tripes, elle m’enveloppe d’une sorte de douceur virile qui m’émeut.
« Ah, George Michael, je me disais bien que je connaissais cette voix » se souvient Charlène « ma fille en était folle quand elle était ado, elle écoutait ses cassettes en boucle ».
« On était nombreux à en être fou à cette époque, il était juste canonissime, il était sexy à mourir ».
« Mais ce n’est pas un gars pour toi ! » s’exclame Charlène, dans l’un de ces excès de naïveté dont elle fait preuve de temps à autre, et qui la rendent si touchante.
« Détrompe-toi, son truc ce sont plutôt les gars ».
« Tu déconnes ».
« Pas du tout. Il y a trois ans, il s’est fait arrêter pour « attentat à la pudeur » dans des chiottes à Los Angeles. C’est ce qui l’a forcé à faire son coming out. Il l’a fait par le biais d’une chanson nommée « Outside », dans lequel il vante les plaisirs du sexe en plein air ».
« Alors, ça, un gars avec une voix pareille, tu m’en bouches un coin ».
« Il y a des gays qui des voix sexy, tu sais. Et lui, il a une voix trèèèèès sexy. Ecoute, écoute, écoute ! Ferme les yeux et écoute. Tu te laisses transporter, et t’as l’impression que c’est à toi et à toi seul qu’il chuchote à l’oreille ».
Je fais l’expérience suggérée par Florian, je ferme les yeux et je me concentre sur la voix. Et j’ai effectivement l'impression que le beau George est penché sur mon oreille et qu'il me prend dans ses bras chauds et rassurants. Comme Jérém après la pause déjeuner tout à l’heure.
J’ai tellement envie d’être dans les bras de mon mec. J’ai envie de l’embrasser, de danser avec lui sur cette musique, sur cette voix, danser serrés l’un contre l’autre, et ne plus jamais se quitter. Cette musique, cette voix donnent envie de dire des mots doux à la personne qu’on aime.
« Cette voix me fait un effet de fou » lâche Florian.
« Moi aussi » j’ajoute à mon tour.
« C’est parce que vous vous ressemblez tous les deux ».
Florian me sourit. Je crois qu’il a bien capté le sens à peine voilé des mots de Charlène.
« Quand on pense qu’il n’avait que vingt ans quand il a chanté ça » il explique.
Vingt ans. Que vingt ans ! Un petit mec de vingt ans capable de graver une telle émotion dans le sillon, ça a tout mon respect.
« C’est pas lui qui a fait une chanson qui s’appelle Faith ? » se souvient Charlène.
« Oui, oui, c’est bien lui. A l’époque, le clip passait en boucle sur MTV, lui et son jeans mettant en valeur son beau cul, lui et son blouson en cuir sur débardeur blanc, lui et ses chaussures pointues, ses grandes lunettes de soleil, sa grande boucle d’oreille en forme de croix, sa guitare, ses déhanchements sexy. Lui, beau comme un Dieu !
Et il a fait un autre clip très sexy, I want your sex. A un moment, on le voyait torse nu au lit avec une nana. Il était sexy à un point inconcevable. Je pense qu’avec ces deux clips, il a inspiré un nombre difficilement quantifiable de plaisirs solitaires autour de la planète ».
« Ooooohhhh !!!! » feint de s’offusquer Charlène.
« Pendant l’été ’87 » continue Florian « j’avais 17 ans et j’étais en vacances à Port Leucate avec ma cousine. Nous étions en train de refaire le monde et de mater les beaux mecs sur la plage, tranquillement allongés sur nos serviettes. Un gars s’était pointé et avait allongé sa serviette pas très loin de nous. Le mec était seul et il était beau comme un dieu. Il devait avoir quelques années de plus que moi, peut-être 20-22 ans, et je me souviens que sa démarche et son attitude dégageaient une assurance qui m’impressionnait. Il était brun, il avait une belle gueule, la peau mate. Il avait un short rouge et des grandes lunettes de soleil. Et il était torse poil ».
« Dis donc, tu as de la mémoire » s’étonne Charlène.
« Une mémoire très sélective. Je n’oublie jamais un bogoss. Et lui, il était vraiment bogoss. Il était bien gaulé, il avait un torse en V, des pecs saillants et des beaux abdos. Et sur toute la hauteur de ces abdos, il y avait une inscription, sur deux lignes, tracée en lettres capitales bien épaisses. Ce n’était pas un tatouage, ça avait l’air d’avoir été dessiné, au Stabilo noir ou au stylo. Cette inscription disait :
I WANTYOUR SEX
« La dégaine de ce gars, beau et sexy comme pas possible, portant sans pudeur cette inscription évoquant sa sexualité, l’air fier de son corps et de sa virilité, était pour moi, ado, comme un appel sauvage au sexe. Je crois que j’ai bandé sur le champ, que j’ai eu envie de lui comme d’aucun gars auparavant. C’était vraiment violent. Tout en lui semblait évoquer une sexualité bouillonnante, c’était comme un truc invisible qui se dégageait de sa simple présence et qui m’étouffait.
Evidemment, il ne m’a pas décroché un seul regard.
Je me suis demandé qui avait pu faire cette inscription sur ses abdos. Car elle avait dû certainement prendre pas mal de temps, et elle était trop nette, il n’avait pas pu se la faire tout seul. Est-ce que c’était l’œuvre d’une nana particulièrement enthousiaste de ses prestations sexuelles ? Et si c’était le cas, quel bonheur sensuel et sexuel avait bien pu pousser cette nana à écrire cela après l'amour, à vouloir à ce point flatter l’ego du beau mec ? Quelles caresses, quels plaisirs avait connu ce gars autour de cette inscription ?
Je crois que c’est la première fois où j’ai violemment fantasmé sur la sexualité d’un mec, un mec complètement inaccessible et dont la simple vision me vrillait les tripes.
Avec qui il baisait, qui était celle qui avait la chance de le faire jouir, de le voir jouir ? Avait-il une copine attitrée ou des copines d’un soir pour égayer les nuits d’été et de vacances ? A quand remontait la dernière fois où il avait joui ? Comment se comportait-il au pieu, comment prenait-il son plaisir de mec, à quoi ressemblait sa belle petite gueule pendant l'orgasme ?
Bref, c’était la première fois que la sexualité et le plaisir d’un beau gars m’était envoyée à la figure d’une façon si directe, presque violente, et par conséquent la première fois où je me suis posé les questions que depuis me hantent à chaque fois que je croise un beau mec.
Avant ce jour j’étais un gars très timide, introverti, un gars qui se cherchait, qui ne voulait pas voir l’évidence, mon attirance pour les gars. Je crois que cet épisode a marqué mon éveil à la beauté masculine et à la sensualité. Ce que j’ai ressenti ce jour-là était trop violent pour que je puisse l’ignorer. La sensualité de ce gars m’a mis face à moi-même. Alors, d’une certaine façon, c’est un peu grâce à George Michael que j’ai commencé à accepter mon orientation sexuelle ».
« Ça doit être violent, en étant adolescent, de réaliser qu’on n’est pas comme la plupart des copains, qu’on est attiré par des gars qui souvent ne sont attirés que par les nanas » considère Charlène.
« Je ne te le fais pas dire » fait Florian, songeur.
« Je ne te le fais pas dire » je lâche, comme un cri du cœur.
Nos voix se superposent, ce qui provoque l’hilarité de Charlène.
Définitivement, j’aime bien ce Florian. Je me reconnais en lui, dans ses ressentis, dans ses fantasmes, ses désirs, ses peurs, dans sa façon de découvrir ses penchants, ses attirances, dans ses frissons face aux bombasses mâles. Et aussi dans cet épisode de l’éblouissement face à la bogossitude extrême, comme ça a été le cas le premier jour du lycée en voyant Jérém, qui a été comme une révélation, et qui a provoqué le déclic, le début de prise de conscience de l’irrépressibilité de cette attirance et de sa légitimité. Lui aussi, comme moi, a dû se dire : « si regarder un gars me donne autant de frissons, ça ne peut pas être une mauvaise chose. En tout cas, ça ne l’est pas pour moi. Pourquoi j’essaierais de m’opposer à cette attirance ? Je n’ai pas à le faire, je ne veux pas le faire. Car elle me fait être en phase avec moi-même, car elle me rend heureux ».
Je me reconnais également en Florian dans le fait d’avoir une cousine qui a certainement dû être sa confidente comme Elodie l’est pour moi, d’avoir été à la plage avec elle, à quelques dizaines de bornes à peine de notre plage à nous, celle de Gruissan.
« Kissing a fool » se termine pour la deuxième fois et j’en redemande. Pendant quelques secondes, le crépitement du vinyle se charge de combler le vide laissé par la musique, avant que le bras du tourne disque ne revienne en position de repos.
Florian me jette un regard, me sourit. Et sans attendre, il se lève, et remet la même chanson pour la troisième fois.
https://www.youtube.com/watch?v=mwFVCLoeVDo&list=WL
« Comment tu vas, sinon ? » lui demande Charlène lorsqu’il revient s’asseoir près de nous.
« Pas trop mal ».
« Tu y penses toujours ? ».
« Comment ça pourrait en être autrement, après douze ans de vie ensemble ? ».
« Tu ne lui parles toujours pas ? ».
Florian marque une pause. Il me jette un regard, et il semble réaliser qu’il n’est pas seul à seul avec Charlène, qui à l’évidence doit être sa confidente. Mais un instant plus tard, après avoir pris une bonne inspiration, ses réticences semblent s’évaporer. Comme s’il me faisait confiance, comme si le fait que « qu’on se ressemble » le mettait à l’aise.
« Non, je ne lui parle pas ».
« Tu lui en veux toujours ? ».
« Je lui en ai voulu de m’avoir quitté, mais je crois que ce n’est même plus le cas. Aujourd’hui, j’ai juste envie de garder de la distance. Et, surtout, pas envie d’entendre parler de sa super nouvelle vie avec l’autre machin ».
« Tu sais, c’est pas non plus la joie tous les jours… ».
« Ah bah, j’espère bien ! Ils ont voulu se « marier », alors, bon divorce ! ».
« T’es mauvais ! ».
« Je pense que je lui reparlerai quand il se sera fait larguer par son pouffiau ».
« Son quoi ? ».
« Pouffiasse, nom féminin, pouffiau, déclinaison au masculin ».
« J’ai pigé ! » elle se marre.
« En vrai, ce qui me guérirait, ce serait qu’il assume sa part de responsabilité dans la fin de notre histoire, alors qu’il a toujours soutenu dur comme fer que tout était de ma faute ».
« Tu sais, quand l’amour n’est plus là, tout est prétexte et mauvaise foi ».
« Mais tout ça, ça n’a plus grande importance. Tout ce que je veux, c’est ne rien savoir. Je voudrais même oublier qu’ils existent. Celui qui quitte devrait avoir la décence de partir loin et de ne plus donner des nouvelles jusqu’à ce qu’on lui en redemande, éventuellement, un jour ».
« T’exagères ».
« Je n’y peux rien, leur bonheur me hérisse le poil ».
« Tu ne devrais pas garder cette rancœur en toi ».
« Notre séparation a duré trop longtemps, ça m’a usé ».
« Je te l’avais dit qu’il fallait lâcher prise ».
« Je sais, mais je n’étais pas prêt ».
Pendant ce temps, le disque continue de tourner et d’envoyer les couplets de cette magnifique chanson.
People/Les gensYou can never change the way they feel/Tu ne peux jamais changer leurs sentimentsBetter let them do just what they will/Il vaut mieux de les laisser faire ce qu'ils veulentFor they will/Parce qu'ils le feront,If you let them/Si tu les laisses Steal your heart from you/Te voler ton cœur
« Tu sais, tu n’es pas le seul à avoir connu une séparation difficile » continue Charlène « regarde à l’ABCR, depuis 10 ans, les trois quarts des couples ont explosé. Nadine, Martine, Satine, Emelyne. Quand l’amour finit, il n’y a pas de fautif. C’est comme ça, c’est la vie ».
« Parfois, j’ai l’impression que cette séparation a brisé quelque chose en moi. Ma capacité à faire confiance, à tomber amoureux à nouveau. Et j’ai l’impression que ce « quelque chose » personne ne me la rendra, jamais ».
You are far/Tu es loinI'm never gonna be your star/Je ne serai jamais ton étoileI'll pick up the pieces/Je ramasserai les morceaux And mend my heart/Et réparerai mon cœurMaybe I'll be strong enough/Peut-être serai-je assez fortI don't know where to start/Je ne sais pas par où commencer
« Je ne crois pas que notre capacité à être amoureux s'émousse avec le temps ou les déceptions » considère Charlène « je pense juste que les premières fois on se laisse transporter par ce sentiment qui est nouveau pour nous et qu'on ne cherche pas à maîtriser, car c’est tellement agréable.
Après une rupture, on est plus prudents, on réfléchit deux fois avant de se donner tête et corps perdus dans une relation. On se protège. Parfois trop.
Je sais que c’est difficile, parce que ce n'est pas toi qui as fait ce choix de rupture, mais tu dois arriver à tourner la page ».
« Accepter de tourner la page, c’est accepter le fait que toute l’énergie que j’ai mis dans mon couple dès le départ, jusqu’aux efforts déraisonnables pour le sauver quand il était déjà foutu, ça n’a servi à rien. A part à me faire quitter pour quelqu’un d’autre ».
« Après une rupture, on peut avoir le cœur comme « asséché », mais pas de façon irréversible » continue Charlène « le tout est de savoir réapprendre à recevoir de l’autre et à faire confiance pour le réhydrater. Et puis l'amour ne nous arrive pas toujours tout ficelé, il est parfois en kit et demande de la patience, ne serait-ce que pour décrypter la notice de montage ».
« Cette maison, cette ferme pleines de souvenirs ne m’aident pas à aller de l’avant ».
« Ça je le comprends ».
« Et à chaque fois que je passe devant la boutique de chaussures de machin à Bagnères, j’ai envie de balancer un pavé dans la vitrine et un autre dans sa tronche ».
« C’est pas à lui qu’il faut en vouloir, c’est Loïc qui l’a laissé rentrer dans sa vie ».
« Je sais, je sais. Au fond, je crois que je ne veux pas de mal à Sylvain ni même à Loïc ».
« Je crois qu’il aimerait retrouver une relation apaisée avec toi ».
« Une relation apaisée ? J’y arriverai peut-être un jour, mais pour l’instant, je ne peux pas. Je ne supporte pas de sentir son regard « amical » à la place du regard amoureux que je lui ai connu pendant douze ans. Je ne peux pas supporter ses derniers messages, finissant par « Bises » alors qu’il y avait eu tant de « Bisous » enflammés par le passé.
Après avoir vu de l’amour et de l’admiration dans son regard, c’est très dur de ne retrouver que de la distance. C’est horrible de réaliser un jour que celui à qui on manquait « avant » se sent désormais en cage lorsqu’il est à côté de soi, car c’est désormais quelqu’un d’autre qui lui manque et qui fait battre son cœur amoureux ».
« Je comprends parfaitement. Mais tu sais, je crois que malgré tout, tu as toujours une place spéciale dans son cœur, et que tu l’auras à tout jamais ».
But remember this/Mais souviens-toi de ceciEvery other kiss/Chaque autre baiserThat you ever give/Que tu pourras donnerLong as we both live/Tant que nous vivrons tous les deuxWhen you need the hand of another man/Lorsque tu auras besoin de la main d'un autre hommeOne you really can surrender with/Un homme auquel tu puisses véritablement t'abandonnerI will wait for you/Je t'attendraiLike I always do/Comme je le fais toujoursThere's something there/Il y a quelque chose là-dedansThat can't compare with any other/Que je ne peux comparer à rien d'autre
« Moi aussi je pense souvent à lui. J’espère qu’il va bien, même loin de moi. Je me demande comment il va, quels sont aujourd’hui ses rêves, ses bonheurs, ses peurs, ses angoisses. Je me demande si ça lui arrive de penser à moi, de se demander comment je vais. Je me demande s’il se souvient de nos moments heureux, s’il a de la nostalgie. Je me demande si ça lui arrive de se dire que les choses auraient pu se passer autrement, que tous les deux on aurait pu faire en sorte qu’elles se passent autrement ».
« Quand je t’écoute, j’ai l’impression qu’une partie de toi s’échine à vouloir prouver que ce qui a échoué aurait dû réussir ».
« C’est peut-être de la fierté mal placée ».
« On peut appeler ça comme ça, mais moi je dirais que c’est surtout un besoin de déculpabilisation. Je conçois que la fin de cette histoire soit encore pour toi un dossier obsédant. Parce qu'il y a des choses que tu n'as pas acceptées, lorsqu'elles t'apparaissaient trop injustes.
Mais il faut à un moment savoir lâcher prise, renoncer à tout comprendre, à tout analyser, sans quoi on continue son chemin comme quelqu'un qui conduirait un véhicule sans en desserrer le frein à main.
On ne peut pas effacer le passé, et heureusement, car on doit apprendre de tout, y compris de ses propres échecs et de ce qui nous a fait souffrir. Mais il ne faut jamais lui laisser te voler ton avenir.
Il ne faut pas laisser la peur et la rancœur nous empêcher de saisir le bonheur quand il vient sonner à notre porte. Car il ne passe pas tous les jours ».
Strange that I was wrong enough/Il est étrange que je me sois trompé à ce pointTo think you'd love me too/Pour croire que tu m'aimais aussiI guess you were kissing a fool/J’imagine que tu as embrassé un idiotYou must have been kissing a fool/Tu devais embrasser un idiot
Le disque tourne une nouvelle fois dans le vide. Florian se lève à nouveau et s’approche de la platine. Pendant un instant, je me demande s’il va remettre une nouvelle fois cette magnifique chanson, la dernière du disque. Mais il semble avoir d’autres intentions. Il saisit la galette avec soin, et il la glisse dans sa sous pochette en papier, puis dans la pochette cartonnée. Il glisse le tout à un endroit choisi dans l’alignement de vinyles.
Définitivement, le disque impose des temps, des attitudes, des gestes. Avant d’extraire la musique emprisonnée dans ses sillons, il demande tout un rituel qui fait la solennité de l’écoute à venir. Avant d’entendre la moindre note, le moindre crépitement, il faut sortir le disque de la pochette cartonnée, puis de la pochette de protection en papier ou nylon. Avant d’écouter la musique, on écoute le bruit du papier qui frotte contre le carton, puis celui du vinyle qui glisse contre le papier. D’une certaine façon, le disque commence à jouer alors qu’il n’est même pas encore sur la platine.
Aussi, le disque est fragile, si on veut le garder en bon état, il faut en prendre soin. Il faut l’attraper sur les bords, pour ne pas salir ou endommager les sillons. Il faut le poser délicatement sur la platine, tout en profitant pour apprécier le visuel du macaron comportant le nom de l’artiste et le liste des titres de la face visible. Il faut saisir le crochet du bras, décaler ce dernier pour que le disque commence à tourner, poser délicatement le diamant sur le vinyle, viser le sillon avec précisions pour ne rien endommager, pour choisir le morceau qu’on désire écouter. Le disque impose des règles et les règles imposent le respect.
Et le disque que Florian vient de choisir, je ne le connais que très bien. Ce disque est un monument de la pop des années ’80. Lorsque je vois la couverture, je me sens chez moi.
Regard captivant, maquillage relevé, robe de poupée, suggestive, ceinture avec mention « Boy Toy ». Définitivement, Florian et moi nous nous ressemblons à plus d’un titre.
Le disque est sur la platine, il commence à tourner, le diamant se pose dans un sillon dans un bruit de craie qui ripe sur une ardoise, avant de capter le crépitement entre deux chansons.
https://www.youtube.com/watch?v=G4iFot0ZMb0
Un instant plus tard, l’intro reconnaissable entre mille parvient à mes oreilles avec la qualité inégalée du son venant d’un disque joué par un bon équipement hi-fi.
Et sa voix arrive enfin. Une voix fragile et puissante à la fois.
You abandoned me/Tu m'as abandonnéLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus iciJust a vacancy/Juste un videLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus ici
J’ai de plus en plus d’estime pour ce Florian. Car un gars qui écoute du Madonna ne peut être qu’un bon gars.
Love don't live here anymore/L'amour ne vit plus iciJust emptiness and memories/Juste le vide et les souvenirsOf what we had before/De ce que nous avions avantYou went away/Tu es partiFound another place to stay, another home/Trouver un autre endroit où rester, une autre maison
« Moi aussi j’adore Madonna » je ne peux m’empêcher de lâcher.
« Elle est pour moi cette voix qui, même dans les jours les plus sombres, sait allumer une lueur d’espoir ».
« C’est très juste » je commente.
« Sa voix me fait du bien ».
« C’est exactement ça ».
« Je l’ai découverte avec Holiday et je ne l’ai jamais lâchée. Et elle n’a jamais lâché. Elle a toujours été là, quand j’ai été heureux, quand j’ai été triste ».
« Moi je l’ai découverte à l’époque de « Secret »… ».
« Tu es un petit jeune… » il se moque gentiment.
« Mais elle m’a bien accompagné aussi ».
« Même dans 20 ans, même si elle se mettait à chanter l’annuaire téléphonique en chinois, en roumain ou en portugais, je l’écouterai toujours » « Je suis allé la voir cet été à Londres ».
« À Londres ? Alors, ça… j’y étais aussi ! ».
« On a failli se croiser alors ».
« Allez, je vais vous laisser faire l’apologie de Madonna, moi je vais voir où il en est avec cette ferrure » fait Charlène.
Elle vient tout juste de franchir le seuil de la maison, lorsque Florian change brusquement de sujet et me lance à brûle pourpoint :« Veinard, va ! ».
« De quoi ? ».
« Comment ça, de quoi ? » je tombe des nues, pris au dépourvu.
« Qu’est-ce qu’il est beau ton mec ! ».
« Ah… » je réalise enfin.
« Toi aussi t’es mignon, mais lui c’est une pure bombasse ! Ce mec dégage un truc très très sensuel. Il a un regard charmeur. Et il est gaulé comme un dieu ! ».
« Il fait du rugby ».
« Oh, là, là ! Moi je trouve que plus ça va, plus la beauté masculine s’envole vers des sommets hallucinants. Je trouve que les bogoss sont de plus en plus beaux et de mieux en mieux foutus. Certes, ils savent se mettre en valeur, niveau brushing et niveau vestimentaire, beaucoup plus qu’il y a dix-quinze ans. On dirait qu’ils sont de plus en plus conscients du fait qu’ils sont sexy, et qu’ils aiment en mettre plein la vue de façon complètement décomplexée.
Mais je trouve vraiment que le bogoss est une espèce en constante évolution, dont la vision me paraît sans cesse plus brûlante, plus incandescente, insoutenable. Et cette évolution est parfaitement à mon goût. Même si le fait que les bogoss soient plus nombreux ne les rend pas plus accessibles pour autant. Enfin, je parle pour moi, parce que toi t’as décroché le gros lot ».
« Ca n’a pas toujours été une partie de plaisir ».
« J’imagine. Mais vous avez quel âge, tous les deux ? ».
« Moi dix-huit, bientôt dix-neuf. Jérém a un an de plus que moi, il va avoir vingt ans ».
« Tu déconnes ! ».
« Non ».
« Vingt ans, putain ! Même pas vingt ans et il fait tellement mec ! Je lui aurais facilement donné cinq ans de plus ».
« Il est vraiment canon, c’est vrai ».
« Tu l’aimes, hein ? ».
« Je suis fou de lui ».
« Alors, il faut te battre pour le garder ».
« Ça va être simple, il va très bientôt partir à Paris pour jouer au rugby en pro ».
« Oh là… ».
« Comme vous le dites… ».
« Tu vas me tutoyer, et vite fait ! » il me taquine.
« Ok, c’est noté ! ».
« Si je peux te donner un conseil… ».
« Vous… tu peux ».
« Accroche-toi, mais ne te laisse pas marcher sur les pieds. Ne cesse jamais de lui montrer que tu l’aimes, mais n’accepte pas tout par amour. Et n’oublie jamais que l’amour de l’autre n’est jamais acquis et que pour que la flamme dure, il faut l’alimenter un peu chaque jour.
Et si un jour vous emménagez ensemble, rappelle-toi qu’une vie de couple est faite de bonheurs, mais aussi de concessions, parfois de déceptions, et d’une bonne dose d’indulgence.
Même si tu es fou de lui et que tu as envie de tout partager avec lui, garde toujours un petit coin rien que pour toi, un petit jardin secret. Garde des amis, garde tes passions, car si un jour l’amour devient souffrance, tu auras toujours quelque chose auquel t’accrocher pour ne pas sombrer, en attendant de retrouver la force de rebondir et aller à nouveau de l’avant ».
You abandoned me/Tu m'as abandonnéLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus iciJust a vacancy/Juste un videLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus ici
Le titre se termine, le bras du tourne disque se lève et se remet une nouvelle fois à sa place, avec ce bruit caractéristique si apaisant.
Les mots de Florian me touchent beaucoup. J’ai envie de passer des heures à discuter avec lui, en tête à tête, ça fait du bien de croiser une sensibilité aussi proche de la mienne.
Mais déjà Charlène revient. Et elle est accompagnée de mon bobrun, en nage. Florian lui propose une bière et Jérém la boit directement à la canette. Le t-shirt gris trempé de transpi, la pomme d’Adam s’agitant nerveusement au gré de la déglutition sous sa peau mate, moite, portant une barbe de plusieurs jours : on dirait une pub pour une célèbre marque de soda. Je ne peux décrocher les yeux de lui, et Florian non plus.
« Alors, cet étalon ? » finit par demander ce dernier.
« Le clou l’a blessé, il va avoir besoin de repos et de soins ».
« Je vais m’en occuper » assure Charlène.
« En attendant, je vais terminer la balade à pied » fait Jérém.
« On va y aller alors ».
« Merci » fait mon bobrun à l’intention de Florian.
« De rien, de rien » fait ce dernier, an mettant une petite tape amicale sur l’épaule de mon bobrun.
« Oui, merci » lance Charlène à son tour « ça m’a fait plaisir de te revoir ».
« A moi aussi. Je suis désolé de ne pas avoir donné de nouvelles pendant tout ce temps, mais j’avais besoin de prendre du recul. J’avais besoin d’éviter tout ce qui me renvoyait à ma vie passée ».
« J’ai bien compris, et tous les autre cavaliers l’ont compris aussi. Il y avait des jours où j’avais envie de prendre de tes nouvelles, mais je me suis forcée à respecter ton besoin de prendre de la distance. Il faudra qu’on se fasse une bouffe l’un de ces quatre, je t’inviterai avec JP, Carine, Ginette, Martine… ».
« Avec plaisir » fait Florian, visiblement touché « j’ai hâte de les revoir. Je sais que nous sommes le genre d’amis qui se retrouvent un jour comme s’ils s’étaient quittés la veille, même s’ils se sont quittés des années plus tôt ».
« C’est bien vrai, ça. En tout cas, je te trouve bien mieux qu’il y a deux ans. Et ça me fait plaisir de voir que tu vas mieux ».
« J’y travaille ».
« Le temps sera ton allié, crois-moi ».
Charlène et moi remontons à cheval, tandis que Jérém prend le sien en longe. Et pendant que nous nous éloignons de la maison aux volets bleus, et alors que Gaston et Illan nous escortent le long des clôtures, une musique et une voix familières nous rattrapent :
You abandoned me/Tu m'as abandonnéLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus ici
A cet instant précis, je me fais la réflexion que l’amour a beau être parti, tant de choses lui survivent, et parfois longtemps : la colère, l’amertume, le sentiment d’injustice, d’humiliation, les regrets, les remords, la nostalgie, la mélancolie.
En m’éloignant de la ferme, je n’arrive pas à cesser de penser au récit ce Florian, à son parcours. La petite complicité qui s’est créé entre nous deux alors que Charlène était sortie voir mon bobrun me fait chaud au cœur. Oui, tous les deux on se ressemble. Pourvu que nos destins sentimentaux ne se ressemblent pas trop.
« Alors, comment avez-vous trouvé Florian ? ».
« Je l’ai trouvé très gentil ».
« Il a été sympa » fait Jérém.
« J’espère qu’il va retrouver un gars qui saura le rendre heureux » fait Charlène, avant de continuer « et vous deux, faites attention l’un à l’autre, ne vous perdez pas, ne gâchez pas cette chance inouïe que vous avec eu de vous rencontrer ».
Ni Jérém ni moi ne trouvons les mots pour lui répondre. Mais nos regards se croisent pendant un instant fugace, et notre entente est merveilleuse.
Nous marchons en silence pendant un long moment. Au bout d’une heure, Charlène propose à Jérém de le remplacer à terre pour accompagner Unico.
« Mais ça va pas, avec ton genou en vrac ? ».
Je lui propose à mon tour, mais le bobrun décline également ma proposition.
Je le regarde, les cheveux bruns en bataille, la barbe de plusieurs jours, le pull à capuche et le pantalon d’équitation marqués par des traces de boue, de végétation, d’animal. Et je me dis que, loin du Jérém petit con soigné de la ville, le Jérém nature à la campagne me fait, si possible, encore plus d’effet.
Une autre bonne heure plus tard, alors que nous approchons du centre équestre, Charlène me lance :« Moi je dis que t’as bien tenu le coup, Nico. La balade était longue, et avec quelques difficultés. Vraiment, je te félicite ».
Les mots de cette pro du cheval me font chaud au cœur. Mais ils sont loin de me toucher autant que ceux que mon bobrun va m’envoyer dans la foulée.
« Pour un gars qui n’a jamais monté, tu as une très bonne position à cheval, tu te tiens bien droit, un peu en arrière, tu as les talons vers le bas et les rênes assez souples. Je prends du plaisir à monter avec toi ».
« C’est pas ce que tu disais hier » je le cherche.
« J’ai changé d’avis… car tu progresses à vue d’œil ».
« Moi aussi j’adore faire du cheval avec toi ».
« J’aime bien parce que tu en veux, et tu ne te laisses jamais décourager ».
Une nouvelle fois je me sens bien dans son regard, je me sens apprécié. Je commence à m’habituer à ce regard bienveillant, et je me dis qu’il va terriblement me manquer quand nous serons loin l’un de l’autre.
Aussi, j’ai l’impression que ses mots recèlent un petit sous-entendu très agréable à mes oreilles. J’ai l’impression que dans ses intentions, ce n’est pas que du cheval dont « j’en veux », mais aussi de notre relation, malgré toutes les difficultés passées, et celles à venir.
« Et moi je n’existe pas » se moque Charlène.
« Si, on t’adore » lâche Jérém.
« Tu m’as donné de bons conseils ce matin » je lui lance.
« Vous êtes si mignons tous les deux ».
En arrivant au centre équestre, nous trouvons un petit comité d’accueil inattendu. JP et Carine, ainsi que Ginette, accompagnée par un petit bonhomme qui doit être son mari, sont en train de desseller leurs montures.
« Vous êtes parti en balade, vous aussi ? » fait Charlène.
« Tu n’étais pas là, alors on s’est fait un petit tour, seuls comme des grands » fait Ginette.
« Vous avec largement atteint l’âge pour vous dispenser de permission de sortie ».
« Dit la pucelle » fait JP.
« Nous on a fait la grande boucle par la forêt » fait Charlène après une bonne tranche de rigolade.
« T’as fait toute la boucle ? » s’étonne Carine à mon intention.
« Oui… ».
« C’est qu’il prend goût au cheval, le Nico ! » fait JP.
« Il se débrouille comme un chef » lâche Jérém.
Entouré par la bienveillance de ces gens que je considère désormais comme des véritables amis, touché par l’attitude adorable de mon bobrun, mon bonheur est total.
« Eh, les amis » fait JP « et si on se faisait une bonne bouffe ce soir, tous ensemble ? ».
« Mais quelle riche idée » fait Charlène « restez manger à la maison ».
« Comme ça on peut profiter un peu plus du champion avant qu’il se casse à Paris » assure JP « et de Nico, avant qu’il se casse à Bordeaux ».
« Et si on invitait Florian aussi ? » propose Charlène.
« Ca c’est une très bonne idée » délibère le sage JP.
Prochain épisode vers le 15 octobre.
NOUVEAU !
Pour ceux qui voudraient acheter le livre Jérém&Nico ou contribuer au financement de l’écriture de cette histoire sans avoir à rentrer ses propres données sur tipeee, il est désormais possible d’envoyer des contributions via PAYPAL, directement à l’adresse mail : fabien75fabien@yahoo.fr.
L’envoi est sécurisé et SANS frais. Merci d’envoyer un petit mail à la même adresse pour m’indiquer vos coordonnées pour l’envoi du livre papier ou du livre epub. Et pour que je puisse vous dire merci.
Merci d’avance !
Fabien
BONUS
Bonus 1 : George Michael
Faithhttps://www.youtube.com/watch?v=6Cs3Pvmmv0E
I want your sexhttps://www.youtube.com/watch?v=r3AP26ywQsQ
Praying for timehttps://www.youtube.com/watch?v=12mZ6qVmlBI
Jesus to a childChanson écrite en mémoire d’Anselmo, celui qui a été l’amour de sa vie, décédé du SIDA.
https://www.youtube.com/watch?v=zNBj4EV_hAo
Bonus 2 : le disque.
Le disque est un objet fascinant. Il est élégant, distingué, sa robe noire n’est jamais démodée. Ses sillons brillants captent la lumière et la visualisent sous la forme d’un faisceau de lumière radiale frémissant au gré de sa rotation.
Un disque a un poids, une envergure, une présence, une fragilité. Un disque, ça a de la gueule. Un disque impose le respect.
Autour du disque, il y a une poésie, le récit d’une époque, une façon d’être. Le disque raconte une histoire, celle du temps qui passe. Le disque commence, avance et a une fin, comme toutes les bonnes choses, comme la vie elle-même.
Le disque a un son qui lui est propre, chaud, rassurant.
C’est peut-être grâce à son charme particulier que malgré les évolutions techniques, et même à l’époque du tout numérique, le disque n’a jamais été complètement abandonné et qu’il compte toujours des aficionados.
Le numérique, notamment par le biais du streaming, a amené l’abondance, la diffusion la plus large et la plus accessible qui soit. Il a amené la démocratisation des contenus, il a porté la facilité d’écoute à son paroxysme. Mais il a ôté une partie de la magie de l’écoute de la musique.
Quand celle-ci était plus rare, plus difficile à obtenir, car liée à un objet physique, elle était davantage respectée. L’abondance et la facilité d’accès amènent à une sorte de dévalorisation. Tout ce qui est facile à obtenir a moins de valeur que ce qui doit être gagné.
L’« effort » de se déplacer pour aller acheter le disque dans un magasin, n’était que le début d’un rituel qu’il fallait à chaque fois accomplir avant d’écouter une chanson qu’on aimait au point de nous pousser à dépenser de l’argent et du temps pour pouvoir l’avoir chez nous.
A l’époque du disque, la musique était plus rare, moins disponible, elle s’écoutait dans la séquence prévue par l’auteur. Pour faire une playlist, on devait s’improviser DJ. Et, d’une certaine manière, elle avait davantage de valeur.
Depuis l’évènement du tout numérique, la musique n’a plus de support, et elle ne demande plus aucun effort pour venir à nos oreilles. Quelques clics suffisent pour avoir cinquante millions de titres dans ses oreilles, n’importe où, n’importe quand.
Le manque de support et d’effort nécessaire pour écouter de la musique à l’ère du numérique rend l’écoute éphémère.
Le disque, c’est autre chose. Un disque existe, il a une taille, une envergure qui nous rappelle sa présence. On ne range pas un disque n’importe où, mais souvent dans un séjour ou dans une chambre, sur une étagère, sous notre regard. Sa présence nous invite à l’écouter. Alors qu’un fichier caché dans un serveur lointain se fait oublier beaucoup plus facilement.
Un disque pouvait être un cadeau rappelant notre amitié ou notre amour pendant de longues années. Parfois il survivait à l’une et à l’autre. Va donc offrir un fichier en streaming pour rappeler l’amour et l’amitié…Un disque c’est grand, il faut le manipuler. Et on s’imprègne de sa présence. Avec le disque, on « touche » la musique, car elle a un support qui la transforme en objet, qui la rend plus réelle, plus précieuse.
Lorsqu’on touche un disque après des années, on peut se souvenir du jour où il est rentré en notre possession, par l’achat, ou en tant que cadeau. On peut se souvenir de qui on était au moment où il est rentré dans notre vie, un disque peut nous ramener des années et des années en arrière.
Un disque est un vrai support pour le souvenir, un objet de collection qui nous replonge dans l’instant où il est arrivé dans notre vie.
Un vinyle qui tourne, ça a quelque chose de chaleureux, d’apaisant, de solennel, de précieux. Un charme qui est aussi dans ses imperfections, dans sa fragilité.
Car un disque peut s’abimer. Il craint la poussière, l’humidité, les rayures. Un disque demande à être extrait de sa pochette avec soin, et à nouveau rangé après l’écoute avec le même soin, si on veut le préserver.
Un disque peut carrément casser lors d’une mauvaise chute. Au fil du temps, ses crépitements peuvent se faire sentir de plus en plus marqués sur la musique. Un disque peut sauter un sillon, se mettre en boucle. Et parfois il peut se ressaisir tout seul et se remettre à avancer. Et se remettre une nouvelle fois en boucle, sans fin. Autant de petits défauts amenés par le temps, comme autant de cicatrices, comme des rides, les signes de l’âge. Un disque c’est « vivant ». Un vinyle, ça possède un « âme ».
Aussi, le disque avait une pochette, une grande pochette avec de belles photos, une pochette qu’on pouvait toucher, dont on pouvait sentir l’odeur, sur laquelle on pouvait écrire, un prénom, une date, un mot d’amitié ou d’amour, un souvenir.
Une pochette qu’il fallait manipuler avec prudence, dont il fallait prendre soin pour ne pas l’abîmer, envers laquelle il y avait de l’affectif, un sorte d’attachement. Malgré les efforts, la pochette de disque finissait par se tacher, elle s’abîmait à force de frotter contre d’autres pochettes. Au fil des années, le papier prenait l’odeur du temps. La pochette vieillissait aussi, car elle était « vivante » aussi.
A l’époque du numérique quel support physique pour le souvenir ?
Le streaming est éphémère, le disque est matière.
Mais à quoi bon toute cette matière ?
J’ai tant de disques, de cd, de cassettes et de livres chez moi : qu’en sera-t-il de toute cette collection qui compte tant pour moi, le jour où je ne serai plus ?
« Et il nous reste au moins deux heures avant d’arriver chez moi » fait cette dernière.
« On aurait dû prendre davantage d’eau » regrette Jérém.
« C’était pas prévu qu’il fasse si chaud » fait Charlène, avant d’enchaîner « et en plus j’ai l’impression qu’Unico boîte ».
« C’est pas qu’une impression. Ca fait un petit moment que je le sens sensible des pieds ».
Et, ce disant, mon bobrun descend illico de son étalon, il lui attrape le pied et regarde à l’intérieur du sabot.
« Y a un clou du ferrage qui est en train de se barrer. Il faudrait le déferrer ».
« Tiens, j’ai une idée. On arrive à la ferme de Florian. On va se faire payer un coup à boire et se faire prêter des outils pour le déferrer… ».
« Florian, l’ex de Loïc ? » je demande.
« C’est ça. C’était un cavalier lui aussi, avant la rupture avec Loïc, il y a un an… non, deux ans déjà, le temps file si vite. En plus, ça me fera plaisir de lui faire un petit coucou, ça fait un moment que je ne l’ai pas vu. ».
Dans mon for intérieur, je suis curieux de rencontrer ce Florian. Dès que j’en ai entendu parler par Charlène et Martine, j’ai eu de l’empathie pour ce gars qui a vécu une séparation difficile. Je ne le connais pas, et pourtant j’ai envie de voir comment un homo s’assume à l’âge adulte, j’ai envie de voir comment on se reconstruit après une rupture. J’ai aussi envie de savoir à quoi il ressemble. Et quel genre de mec il peut bien être.
Sur notre droite, un grand pré en pente clôturé enferme un troupeau de brebis à la laine bien blanche. Le petits herbivores sont en train de pacager paisiblement en plein soleil.
Et alors que nous approchons de la maison aux volets bleus, deux labradors, l’un sable, l’autre noir, déboulent à notre rencontre. Le noir aboie de façon insistante, son jappement est sonore et retentissant.
« On va se faire bouffer » je commente.
« Mais non, ils sont sages comme des images » fait Charlène « Gaston, Illan, c’est moi… ».
Pour toute réponse, le labrador noir aboie un peu plus fort encore, le corps massif tout tendu, le poil brillant hérissé autour de l’encolure, comme s’il se préparait à attaquer.
« Et pourtant, il y eut une période où l’on se voyait très souvent » elle continue, sur un ton empreint d’une sorte de nostalgie « ce qui est chiant, quand un couple d’amis se sépare, c’est de devoir en quelque sorte choisir lequel on va continuer à fréquenter. Allez, les toutous, du calme ! ».
Les mots de notre « guide » semblent apaiser les deux labradors. En effet, après quelques derniers aboiements insistants, les deux gros toutous se contentent de nous escorter jusque dans la cour de la ferme.
Un mec d’une trentaine d’années vient de se pointer sur le seuil de la maison, alors qu’une musique vive s’échappe de la porte ouverte. Le type nous regarde, en utilisant sa main comme d’un parasol pour se protéger du soleil. Le mec est grand, un peu enrobé, châtain, les cheveux frisés. Il est habillé d’un vieux t-shirt rouge délavé et d’un short coupé dans un jeans qui a fait son temps.
« Charlène ! » je l’entends s’exclamer, la voix joyeuse, et avec un grand sourire lorsqu’il réalise qu’il s’agît de son ancienne copine « du cheval ».
Cette dernière descend de sa monture, passe les rênes à Jérém, et s’empresse d’aller lui claquer la bise.
Jérém et moi regagnons le sol à notre tour et Charlène fait les présentations.
« Florian, voici Jérémie et Nicolas… ».
« Mais on s’est déjà vu, non, Jérémie ? » fait Florian.
« Oui, je crois ».
« Jérémie n’est pas venu souvent nous voir ces dernières années, mais c’est un cavalier, et un bon cavalier. Nicolas, c’est un ami à lui, qui est venu s’essayer à l’équitation ».
« Je me disais bien que ta tête ne m’était pas inconnue » fait Florian « j’ai du mal à me souvenir des nanas, mais je n’oublie jamais un beau mec ».
Jérém sourit, il a l’air flatté. Qu’est-ce qu’il aime quand on lui dit qu’il est beau !
Pfffff ! Florian aussi est sous le charme de mon bobrun. Loïc, Sylvain, Florian. Tout gay est attiré par mon bobrun. Mais en même temps, comment ça pourrait en être autrement ? Pour qu’un homo ne soit pas sensible au charme de mon Jérém, il faudrait juste qu’il ne soit pas homo ! Et encore, même en étant hétéro, et en côtoyant un mec comme lui, je ne sais pas comment à un moment ou à un autre on pourrait ne pas se dire « ce gars est beau à tomber, il me fait de l’effet », « s’il y a un mec avec qui je pourrais tenter un truc, c’est bien lui ».
Et quand je pense qu’en plus de plaire aux gays, Jérém est également du genre charmeur, qui aime être admiré, désiré tous azimuts : je me dis que j’ai vraiment vraiment vraiment du souci à me faire pour Paris. Et à plus forte raison maintenant qu’il commence à assumer son attirance pour les mecs, maintenant qu’il a découvert et bien apprécié le plaisir entre mecs.
« Et de moi, tu te souviens, espèce de goujat ? » fait Charlène.
« T’es qui, toi ? » se marre Florian.
« Celle qui va te mettre une bonne fessée ! ».
« Ça me fait plaisir de te voir ».
« Moi aussi. Tu nous manques à l’asso de cavaliers ».
« Vous aussi vous me manquez… enfin, certains plus que d’autres ! ».
Charlène éclate dans un rire sonore.
« Je veux bien te croire ».
« Je vois que t’as toujours la pêche, et que tu montes toujours, ça me fait plaisir ».
« Je monterai jusqu’à que je tiendrai debout. Toi, en revanche, t’as arrêté le cheval ».
« Oui ! Et je ne m’en porte pas plus mal ! ».
« Ce n’était pas vraiment ton truc ».
« Non, j’ai toujours eu peur à cheval. Je crois que pour ne pas avoir peur, il faut commencer quand on est très jeunes et inconscients. Moi j’ai commencé à monter à trente ans. Et dès la première fois, je n’ai jamais cessé de me demander quand je tomberais. Et je suis tombé plus que mon dû ».
« Si ce n’est pas une passion, il vaut mieux ne pas se forcer ».
« Je montais surtout pour lui faire plaisir, pour partager quelque chose à deux. Mais ça n’a pas suffi ».
« Tu as fait tellement d’efforts pour sauver ton couple. Hélas, parfois les choses nous échappent des mains et il n’y a rien à faire ».
« C’est ça, merde au passé ! Alors quel bon vent t’amène ? ».
« On a fait la grande boucle dans la forêt et on est à court d’eau. En plus, le cheval de Jérémie est en train de déferrer. Alors on se demandait si tu pouvais nous donner de l’eau et nous filer une pince pour sortir les clous qui restent et enlever le fer ».
« Mais avec plaisir. Viens voir à l’atelier, si tu trouves ton bonheur » fait Florian à l’intention de mon bobrun.
Jérém le suit à l’atelier. Les deux gars se postent devant un panneau mural garni d’ustensiles de toute sorte, clefs, pinces, marteaux. Mon bobrun de dos, sa plastique moulée dans le coton gris marqué par une trace de transpiration le long de la colonne vertébrale, il est juste sexy à se damner. Au gré des mouvements, les épaules, puis les avant-bras se frôlent. Pendant une fraction de seconde j’ai l’impression que Florian cherche délibérément le contact physique avec mon bobrun.
« Prends ce que t’as besoin » fait ce dernier, tout en regardant avec insistance mon Jérém en train de choisir et de décrocher les outils, en matant ses pecs et ses biceps moulés dans le coton gris humide.
Putain, qu’est-ce qu’il porte bien ce t-shirt moulant !
« Je crois que j’ai tout ce qu’il me faut, merci ».
Jérém revient vers son cheval, suivi par Florian qui ne se prive pas de mater sa face B. Un beau dos et un beau cul pareil, on ne peut pas les laisser passer sans essayer de s’en graver l’image dans la rétine.
Jérém reprend le pied d’Unico et tente d’extraire les clous, non sans effort. Après une première réticence, Unico se laisse faire bravement.
« Tu as besoin d’un coup de main ? » je lui demande.
« Non, ça va aller. Mais ça va prendre un certain temps ».
« T’es sur que t’as besoin de rien ? » insiste Charlène.
« Merci, c’est une affaire entre lui et moi » il plaisante.
« On te laisse faire, alors. Nous on va boire un coup » fait Florian.
« Oui, merci ».
« Venez donc à l’intérieur, j’ai même de la pastèque au frais ».
« Ce n’est vraiment pas de refus ».
Au fur et à mesure que nous approchons de la maison, la musique m’enveloppe un peu plus à chaque pas, les décibels me happent, me font vibrer. Et lorsque nous passons la porte d’entrée, je suis instantanément plongé dans un univers sonore saisissant.
Dans un angle du séjour trône une grande chaîne hi-fi, surmontée d’une platine vinyle massive. Un disque 33 tours tourne d’une allure paisible et régulière, alors que deux grandes enceintes à chaque coin de la pièce envoient « du pâté », délivrant le son qui arrive à mes oreilles, dans ma chair, dans mes tripes.
Florian s’empresse de baisser le volume sans pour autant arrêter le disque.
« Ici je n’ai pas de voisins » il nous explique « alors, depuis que je suis seul, je ne me gêne pas pour mettre la musique à fond ».
« C’est ça qui est bon quand on est seuls, c’est qu’on fait ce qu’on veut » commente Charlène.
Je suis aimanté par le mouvement hypnotique de la galette sur la platine, si loin de la frénésie de rotation d’un cd, je suis happé par cette pointe qui parcourt patiemment son sillon pour en extraire le son. Regarder un disque tourner c’est apaisant, c’est presque comme regarder une clepsydre, on a l’impression de regarder le temps en train d’avancer.
A cet instant précis, je découvre le disque. Enfin, je le redécouvre. Maman avait un tourne disque, mais il était loin d’avoir la gueule et le son de l’équipement de Florian. Quant à moi, depuis que j’écoute de la musique, je n’ai jamais acheté de disque. J’ai commencé avec des cassettes. Et je suis rapidement passé au cd. Avant de me laisser conquérir, quelques années plus tard, par le mp3.
En approchant un disque « en action », après des années où je n’ai pas vu tourner un seul disque, je me rends compte d’à quel point cette galette en vinyle est un bel objet. Sa robe noir brillant capte la lumière et en met plein la vue. Le son qu’il envoie est chaud et vibrant. Et le crépitement de ses sillons rappelle d’une certaine façon le crépitement du feu dans une cheminée. C’est à la fois charmant, rassurant, reposant, chaleureux et doux.
A côté de la chaîne hi-fi est installé un meuble rempli de disques, exposés sur la tranche. Et devant ces importantes archives musicales, une pochette est debout, appuyée contre l’alignement de ses consœurs, exposée à la vue. C’est certainement la pochette du disque qui est en train de jouer.
L’image, assez sombre, représente un beau garçon en demi-buste, de profil, la barbe d’une semaine, une grande boucle en forme de croix à l’aplomb de son oreille. Le gars est habillé d’un blouson en cuir qu’il soulève avec ses mains et dans lequel il semble vouloir cacher son visage. Entre les deux pans, on devine une portion de torse velu. Pas de titre d’album, ni de nom du chanteur bogoss.
« Dis-donc, t’as une sacrée collection de disques » lance Charlène à Florian, alors que la chanson se termine et un petit crépitement de fond fait la liaison avec le titre suivant.
« Et encore ils ne sont pas tous là. La musique c’est mon plaisir. Je crois que je pourrais vivre sans sexe, mais jamais sans musique ».
« A ce point… ».
A nouveau je me laisse happer par le disque et sa rotation perpétuelle. Et soudain le titre suivant démarre.
Des notes de piano, un air doux et un peu mélancolique. Une ambiance jazzy. Puis vient la voix. C’est une voix feutrée et pourtant bien virile, une voix de jeune mâle, comme une caresse à la fois très douce et terriblement sensuelle, une vibration qui touche des cordes sensibles, qui me touche au cœur. Et en quelques secondes à peine, elle m’émeut jusqu’aux larmes.
Vinyle vidéo :https://www.youtube.com/watch?v=mwFVCLoeVDo&list=WL
Cette voix, cette vibration masculine fait dresser mes poils, jusqu’au cuir chevelu, elle me file une boule au ventre, et l’envie de pleurer. Je crois que je n’ai jamais entendu quelque chose de si beau.
Car il y a dans cette musique et dans cette voix une sensualité qui donne envie de faire des câlins, de faire l’amour avec l’homme qu’on aime.
Comme promis, Florian nous offre des boissons et de la pastèque. Mais moi j’ai complètement oublié ma soif et ma fatigue, tout ce dont j’ai besoin à cet instant c’est de silence autour de moi pour être seul avec cette voix qui me fait vibrer et avec mon Jérém avec qui j’ai envie de faire l’amour.
La porte d’entrée est restée ouverte. Les deux labradors nous ont suivis à l’intérieur et se sont installés d’un côté et de l’autre de la chaise occupée par Florian. Ils se sont postés en position assise, la truffe à l’affut du moindre petit geste de leur maître en train de découper la pastèque.
Une tranche atterrit dans les mains de Charlène, une autre dans les miennes. Florian découpe la sienne en petit morceaux et il en balance un à chaque labrador, à tour de rôle. Ces derniers gobent voracement l’aubaine sans même lui laisser toucher le sol.
« Ils sont doués, dis-donc » fait Charlène.
« On s’entraîne tous les jours ».
Je regarde le labranoir et sa truffe de gros toutou adorable et soudain je repense à Gabin. A Stéphane. Ça fait un moment que je n’ai pas de leurs nouvelles. Qu’est-ce qu’ils deviennent ? Est-ce que tout se passe bien pour eux ? Est-ce que Stéphane a trouvé un mec à Bâle ? Quelle belle rencontre, celle avec le garçon au labrador.
Pendant que Charlène et Loïc discutent tout en mangeant leurs tranches de pastèque, je me laisse amener de plus en plus loin par cette voix et par les couplets qu’elle me chuchote à l’oreille.
La chanson parle d’un amour unique et irremplaçable. Au détour d’un sillon, la beauté mélancolique des couplets est soulignée par l’envolée de la musique, par la montée en puissance de la voix :
But remember this/Mais souviens-toi de ceciEvery other kiss/Chaque autre baiserThat you ever give/Qu’il t’arrivera de donnerLong as we both live/Tant que nous vivrons tous les deuxWhen you need the hand of another man/Lorsque tu auras besoin de la main d'un autre hommeOne you really can surrender with/Un homme auquel tu puisses véritablement t'abandonnerI will wait for you/Je t'attendraiLike I always do/Comme je le fais toujoursThere's something there/Il y a quelque chose là-dedansThat can't compare with any other/Que je ne peux comparer à rien d'autre
Puis, la chanson s’installe à nouveau dans la douceur, dans un duo piano-voix qui me donne des frissons.
You are far/Tu es loinWhen I could have been your star/Alors que j'aurais pu être ton étoileYou listened to people/Tu écoutais des gensWho scared you to death, and from my heart/Qui te glaçaient le sang, et du fond de mon cœur
Strange that I was wrong enough/Il est étrange que je me suis trompé à ce pointTo think you'd love me too/Pour croire que tu m'aimais aussiI guess you were kissing a fool/J’imagine que tu as embrassé un idiotYou must have been kissing a fool/Tu devais embrasser un idiot
Des crépitements plus marqués d’échappent des enceintes, puis le silence se fait, un silence par-dessus lequel se fait entendre un léger bruit de mécanique bien réglée, le mouvement du bras du tourne disque qui se lève et se remet seul sur son support, alors que la galette cesse de tourner.
La chanson vient tout juste de se terminer et elle résonne toujours en moi. Non, je crois vraiment que je n’ai rien entendu de si beau auparavant. Je crois que même sans comprendre les mots, la douceur et la mélancolie de cette voix savent parler directement au cœur et transmettre une émotion incroyable.
J’en ai le souffle coupé. J’ai des frissons, un nœud au fond de la gorge, j’ai la chair de poule, les poils dressés sur les bras. Je ressens une sensation d’électricité qui part d’entre mes reins, remonte le long de ma colonne vertébrale, fait vibrer mes omoplates, crispe mon cou et se perd dans le bas de ma nuque. Je suis retourné comme une chaussette, comme si j’avais pris une claque en pleine figure. Je sens les larmes mouiller mes yeux.
Un disque a un début, un développement, et une fin. Suivis par le silence. Un silence aussi long que la flemme de celui qui écoute de se lever et aller remettre la galette à tourner, la faire démarrer depuis le début, ou choisir un morceau précis, ou pour la retourner. J’ai très envie d’écouter à nouveau ce petit chef d’œuvre que je viens de découvrir. Et pourtant, je savoure le silence qui suit le chef d’œuvre et qui le fait apprécier par le manque. Ne dit-on pas que le silence après du Mozart, c’est toujours du Mozart ?
« Ça va Nico ? » me demande Charlène.
« Oui, ça va » je lui réponds, en essayant sans succès de cacher l’émotion qui s’invite dans ma voix.
« T’as l’air tout ému ».
« C’était très très beau ».
« Elle se nomme Kissing a fool » fait Florian « et c’est vrai qu’elle est magnifique. Je crois que la première fois que j’ai entendu cette chanson, j’ai été aussi touché que toi. C’était il y a environ quinze ans. Ça fait plaisir de voir que la magie opère toujours, même aujourd’hui, et même sur les nouvelles générations ».
« J’avoue que c’est une très belle chanson » confirme Charlène « au fait, c’est qui le chanteur ? ».
« C’est George Michael » fait Florian, en se levant et en approchant du tourne disque.
Ah, oui, George Michael. Je me disais bien que cette voix ne m’était pas inconnue, car elle est reconnaissable entre mille. Je ne connaissais pas cette chanson, en revanche, ni la couverture de l’album.
Un instant plus tard, j’entends le bruit de diamant qui ripe bruyamment sur le vinyle, suivi par quelques crépitements, avant qu’à nouveau des notes de piano empreintes de tristesse et de beauté, les mêmes que quelques minutes plus tôt, viennent me faire vibrer d’émotion.
Florian a remis le même titre.
« Merci » j’ai envie de lui lancer.
Clip officiel : https://www.youtube.com/watch?v=omsBhh8vA7c
Et la voix revient, apportant avec elle le même frisson que la première fois.
Le son d'un vinyle sur une bonne chaîne hi-fi, on n’a encore jamais rien fait de mieux en termes d'expérience d'écoute musicale. Même le cd n’arrive pas à rivaliser avec la richesse et l’authenticité du son d’un bon vieux vinyle. Et certainement pas avec son charme daté mais jamais démodé. Porté par la puissance et la fidélité des grandes enceintes, à nouveau cette voix, cette caresse me prend aux tripes, elle m’enveloppe d’une sorte de douceur virile qui m’émeut.
« Ah, George Michael, je me disais bien que je connaissais cette voix » se souvient Charlène « ma fille en était folle quand elle était ado, elle écoutait ses cassettes en boucle ».
« On était nombreux à en être fou à cette époque, il était juste canonissime, il était sexy à mourir ».
« Mais ce n’est pas un gars pour toi ! » s’exclame Charlène, dans l’un de ces excès de naïveté dont elle fait preuve de temps à autre, et qui la rendent si touchante.
« Détrompe-toi, son truc ce sont plutôt les gars ».
« Tu déconnes ».
« Pas du tout. Il y a trois ans, il s’est fait arrêter pour « attentat à la pudeur » dans des chiottes à Los Angeles. C’est ce qui l’a forcé à faire son coming out. Il l’a fait par le biais d’une chanson nommée « Outside », dans lequel il vante les plaisirs du sexe en plein air ».
« Alors, ça, un gars avec une voix pareille, tu m’en bouches un coin ».
« Il y a des gays qui des voix sexy, tu sais. Et lui, il a une voix trèèèèès sexy. Ecoute, écoute, écoute ! Ferme les yeux et écoute. Tu te laisses transporter, et t’as l’impression que c’est à toi et à toi seul qu’il chuchote à l’oreille ».
Je fais l’expérience suggérée par Florian, je ferme les yeux et je me concentre sur la voix. Et j’ai effectivement l'impression que le beau George est penché sur mon oreille et qu'il me prend dans ses bras chauds et rassurants. Comme Jérém après la pause déjeuner tout à l’heure.
J’ai tellement envie d’être dans les bras de mon mec. J’ai envie de l’embrasser, de danser avec lui sur cette musique, sur cette voix, danser serrés l’un contre l’autre, et ne plus jamais se quitter. Cette musique, cette voix donnent envie de dire des mots doux à la personne qu’on aime.
« Cette voix me fait un effet de fou » lâche Florian.
« Moi aussi » j’ajoute à mon tour.
« C’est parce que vous vous ressemblez tous les deux ».
Florian me sourit. Je crois qu’il a bien capté le sens à peine voilé des mots de Charlène.
« Quand on pense qu’il n’avait que vingt ans quand il a chanté ça » il explique.
Vingt ans. Que vingt ans ! Un petit mec de vingt ans capable de graver une telle émotion dans le sillon, ça a tout mon respect.
« C’est pas lui qui a fait une chanson qui s’appelle Faith ? » se souvient Charlène.
« Oui, oui, c’est bien lui. A l’époque, le clip passait en boucle sur MTV, lui et son jeans mettant en valeur son beau cul, lui et son blouson en cuir sur débardeur blanc, lui et ses chaussures pointues, ses grandes lunettes de soleil, sa grande boucle d’oreille en forme de croix, sa guitare, ses déhanchements sexy. Lui, beau comme un Dieu !
Et il a fait un autre clip très sexy, I want your sex. A un moment, on le voyait torse nu au lit avec une nana. Il était sexy à un point inconcevable. Je pense qu’avec ces deux clips, il a inspiré un nombre difficilement quantifiable de plaisirs solitaires autour de la planète ».
« Ooooohhhh !!!! » feint de s’offusquer Charlène.
« Pendant l’été ’87 » continue Florian « j’avais 17 ans et j’étais en vacances à Port Leucate avec ma cousine. Nous étions en train de refaire le monde et de mater les beaux mecs sur la plage, tranquillement allongés sur nos serviettes. Un gars s’était pointé et avait allongé sa serviette pas très loin de nous. Le mec était seul et il était beau comme un dieu. Il devait avoir quelques années de plus que moi, peut-être 20-22 ans, et je me souviens que sa démarche et son attitude dégageaient une assurance qui m’impressionnait. Il était brun, il avait une belle gueule, la peau mate. Il avait un short rouge et des grandes lunettes de soleil. Et il était torse poil ».
« Dis donc, tu as de la mémoire » s’étonne Charlène.
« Une mémoire très sélective. Je n’oublie jamais un bogoss. Et lui, il était vraiment bogoss. Il était bien gaulé, il avait un torse en V, des pecs saillants et des beaux abdos. Et sur toute la hauteur de ces abdos, il y avait une inscription, sur deux lignes, tracée en lettres capitales bien épaisses. Ce n’était pas un tatouage, ça avait l’air d’avoir été dessiné, au Stabilo noir ou au stylo. Cette inscription disait :
I WANTYOUR SEX
« La dégaine de ce gars, beau et sexy comme pas possible, portant sans pudeur cette inscription évoquant sa sexualité, l’air fier de son corps et de sa virilité, était pour moi, ado, comme un appel sauvage au sexe. Je crois que j’ai bandé sur le champ, que j’ai eu envie de lui comme d’aucun gars auparavant. C’était vraiment violent. Tout en lui semblait évoquer une sexualité bouillonnante, c’était comme un truc invisible qui se dégageait de sa simple présence et qui m’étouffait.
Evidemment, il ne m’a pas décroché un seul regard.
Je me suis demandé qui avait pu faire cette inscription sur ses abdos. Car elle avait dû certainement prendre pas mal de temps, et elle était trop nette, il n’avait pas pu se la faire tout seul. Est-ce que c’était l’œuvre d’une nana particulièrement enthousiaste de ses prestations sexuelles ? Et si c’était le cas, quel bonheur sensuel et sexuel avait bien pu pousser cette nana à écrire cela après l'amour, à vouloir à ce point flatter l’ego du beau mec ? Quelles caresses, quels plaisirs avait connu ce gars autour de cette inscription ?
Je crois que c’est la première fois où j’ai violemment fantasmé sur la sexualité d’un mec, un mec complètement inaccessible et dont la simple vision me vrillait les tripes.
Avec qui il baisait, qui était celle qui avait la chance de le faire jouir, de le voir jouir ? Avait-il une copine attitrée ou des copines d’un soir pour égayer les nuits d’été et de vacances ? A quand remontait la dernière fois où il avait joui ? Comment se comportait-il au pieu, comment prenait-il son plaisir de mec, à quoi ressemblait sa belle petite gueule pendant l'orgasme ?
Bref, c’était la première fois que la sexualité et le plaisir d’un beau gars m’était envoyée à la figure d’une façon si directe, presque violente, et par conséquent la première fois où je me suis posé les questions que depuis me hantent à chaque fois que je croise un beau mec.
Avant ce jour j’étais un gars très timide, introverti, un gars qui se cherchait, qui ne voulait pas voir l’évidence, mon attirance pour les gars. Je crois que cet épisode a marqué mon éveil à la beauté masculine et à la sensualité. Ce que j’ai ressenti ce jour-là était trop violent pour que je puisse l’ignorer. La sensualité de ce gars m’a mis face à moi-même. Alors, d’une certaine façon, c’est un peu grâce à George Michael que j’ai commencé à accepter mon orientation sexuelle ».
« Ça doit être violent, en étant adolescent, de réaliser qu’on n’est pas comme la plupart des copains, qu’on est attiré par des gars qui souvent ne sont attirés que par les nanas » considère Charlène.
« Je ne te le fais pas dire » fait Florian, songeur.
« Je ne te le fais pas dire » je lâche, comme un cri du cœur.
Nos voix se superposent, ce qui provoque l’hilarité de Charlène.
Définitivement, j’aime bien ce Florian. Je me reconnais en lui, dans ses ressentis, dans ses fantasmes, ses désirs, ses peurs, dans sa façon de découvrir ses penchants, ses attirances, dans ses frissons face aux bombasses mâles. Et aussi dans cet épisode de l’éblouissement face à la bogossitude extrême, comme ça a été le cas le premier jour du lycée en voyant Jérém, qui a été comme une révélation, et qui a provoqué le déclic, le début de prise de conscience de l’irrépressibilité de cette attirance et de sa légitimité. Lui aussi, comme moi, a dû se dire : « si regarder un gars me donne autant de frissons, ça ne peut pas être une mauvaise chose. En tout cas, ça ne l’est pas pour moi. Pourquoi j’essaierais de m’opposer à cette attirance ? Je n’ai pas à le faire, je ne veux pas le faire. Car elle me fait être en phase avec moi-même, car elle me rend heureux ».
Je me reconnais également en Florian dans le fait d’avoir une cousine qui a certainement dû être sa confidente comme Elodie l’est pour moi, d’avoir été à la plage avec elle, à quelques dizaines de bornes à peine de notre plage à nous, celle de Gruissan.
« Kissing a fool » se termine pour la deuxième fois et j’en redemande. Pendant quelques secondes, le crépitement du vinyle se charge de combler le vide laissé par la musique, avant que le bras du tourne disque ne revienne en position de repos.
Florian me jette un regard, me sourit. Et sans attendre, il se lève, et remet la même chanson pour la troisième fois.
https://www.youtube.com/watch?v=mwFVCLoeVDo&list=WL
« Comment tu vas, sinon ? » lui demande Charlène lorsqu’il revient s’asseoir près de nous.
« Pas trop mal ».
« Tu y penses toujours ? ».
« Comment ça pourrait en être autrement, après douze ans de vie ensemble ? ».
« Tu ne lui parles toujours pas ? ».
Florian marque une pause. Il me jette un regard, et il semble réaliser qu’il n’est pas seul à seul avec Charlène, qui à l’évidence doit être sa confidente. Mais un instant plus tard, après avoir pris une bonne inspiration, ses réticences semblent s’évaporer. Comme s’il me faisait confiance, comme si le fait que « qu’on se ressemble » le mettait à l’aise.
« Non, je ne lui parle pas ».
« Tu lui en veux toujours ? ».
« Je lui en ai voulu de m’avoir quitté, mais je crois que ce n’est même plus le cas. Aujourd’hui, j’ai juste envie de garder de la distance. Et, surtout, pas envie d’entendre parler de sa super nouvelle vie avec l’autre machin ».
« Tu sais, c’est pas non plus la joie tous les jours… ».
« Ah bah, j’espère bien ! Ils ont voulu se « marier », alors, bon divorce ! ».
« T’es mauvais ! ».
« Je pense que je lui reparlerai quand il se sera fait larguer par son pouffiau ».
« Son quoi ? ».
« Pouffiasse, nom féminin, pouffiau, déclinaison au masculin ».
« J’ai pigé ! » elle se marre.
« En vrai, ce qui me guérirait, ce serait qu’il assume sa part de responsabilité dans la fin de notre histoire, alors qu’il a toujours soutenu dur comme fer que tout était de ma faute ».
« Tu sais, quand l’amour n’est plus là, tout est prétexte et mauvaise foi ».
« Mais tout ça, ça n’a plus grande importance. Tout ce que je veux, c’est ne rien savoir. Je voudrais même oublier qu’ils existent. Celui qui quitte devrait avoir la décence de partir loin et de ne plus donner des nouvelles jusqu’à ce qu’on lui en redemande, éventuellement, un jour ».
« T’exagères ».
« Je n’y peux rien, leur bonheur me hérisse le poil ».
« Tu ne devrais pas garder cette rancœur en toi ».
« Notre séparation a duré trop longtemps, ça m’a usé ».
« Je te l’avais dit qu’il fallait lâcher prise ».
« Je sais, mais je n’étais pas prêt ».
Pendant ce temps, le disque continue de tourner et d’envoyer les couplets de cette magnifique chanson.
People/Les gensYou can never change the way they feel/Tu ne peux jamais changer leurs sentimentsBetter let them do just what they will/Il vaut mieux de les laisser faire ce qu'ils veulentFor they will/Parce qu'ils le feront,If you let them/Si tu les laisses Steal your heart from you/Te voler ton cœur
« Tu sais, tu n’es pas le seul à avoir connu une séparation difficile » continue Charlène « regarde à l’ABCR, depuis 10 ans, les trois quarts des couples ont explosé. Nadine, Martine, Satine, Emelyne. Quand l’amour finit, il n’y a pas de fautif. C’est comme ça, c’est la vie ».
« Parfois, j’ai l’impression que cette séparation a brisé quelque chose en moi. Ma capacité à faire confiance, à tomber amoureux à nouveau. Et j’ai l’impression que ce « quelque chose » personne ne me la rendra, jamais ».
You are far/Tu es loinI'm never gonna be your star/Je ne serai jamais ton étoileI'll pick up the pieces/Je ramasserai les morceaux And mend my heart/Et réparerai mon cœurMaybe I'll be strong enough/Peut-être serai-je assez fortI don't know where to start/Je ne sais pas par où commencer
« Je ne crois pas que notre capacité à être amoureux s'émousse avec le temps ou les déceptions » considère Charlène « je pense juste que les premières fois on se laisse transporter par ce sentiment qui est nouveau pour nous et qu'on ne cherche pas à maîtriser, car c’est tellement agréable.
Après une rupture, on est plus prudents, on réfléchit deux fois avant de se donner tête et corps perdus dans une relation. On se protège. Parfois trop.
Je sais que c’est difficile, parce que ce n'est pas toi qui as fait ce choix de rupture, mais tu dois arriver à tourner la page ».
« Accepter de tourner la page, c’est accepter le fait que toute l’énergie que j’ai mis dans mon couple dès le départ, jusqu’aux efforts déraisonnables pour le sauver quand il était déjà foutu, ça n’a servi à rien. A part à me faire quitter pour quelqu’un d’autre ».
« Après une rupture, on peut avoir le cœur comme « asséché », mais pas de façon irréversible » continue Charlène « le tout est de savoir réapprendre à recevoir de l’autre et à faire confiance pour le réhydrater. Et puis l'amour ne nous arrive pas toujours tout ficelé, il est parfois en kit et demande de la patience, ne serait-ce que pour décrypter la notice de montage ».
« Cette maison, cette ferme pleines de souvenirs ne m’aident pas à aller de l’avant ».
« Ça je le comprends ».
« Et à chaque fois que je passe devant la boutique de chaussures de machin à Bagnères, j’ai envie de balancer un pavé dans la vitrine et un autre dans sa tronche ».
« C’est pas à lui qu’il faut en vouloir, c’est Loïc qui l’a laissé rentrer dans sa vie ».
« Je sais, je sais. Au fond, je crois que je ne veux pas de mal à Sylvain ni même à Loïc ».
« Je crois qu’il aimerait retrouver une relation apaisée avec toi ».
« Une relation apaisée ? J’y arriverai peut-être un jour, mais pour l’instant, je ne peux pas. Je ne supporte pas de sentir son regard « amical » à la place du regard amoureux que je lui ai connu pendant douze ans. Je ne peux pas supporter ses derniers messages, finissant par « Bises » alors qu’il y avait eu tant de « Bisous » enflammés par le passé.
Après avoir vu de l’amour et de l’admiration dans son regard, c’est très dur de ne retrouver que de la distance. C’est horrible de réaliser un jour que celui à qui on manquait « avant » se sent désormais en cage lorsqu’il est à côté de soi, car c’est désormais quelqu’un d’autre qui lui manque et qui fait battre son cœur amoureux ».
« Je comprends parfaitement. Mais tu sais, je crois que malgré tout, tu as toujours une place spéciale dans son cœur, et que tu l’auras à tout jamais ».
But remember this/Mais souviens-toi de ceciEvery other kiss/Chaque autre baiserThat you ever give/Que tu pourras donnerLong as we both live/Tant que nous vivrons tous les deuxWhen you need the hand of another man/Lorsque tu auras besoin de la main d'un autre hommeOne you really can surrender with/Un homme auquel tu puisses véritablement t'abandonnerI will wait for you/Je t'attendraiLike I always do/Comme je le fais toujoursThere's something there/Il y a quelque chose là-dedansThat can't compare with any other/Que je ne peux comparer à rien d'autre
« Moi aussi je pense souvent à lui. J’espère qu’il va bien, même loin de moi. Je me demande comment il va, quels sont aujourd’hui ses rêves, ses bonheurs, ses peurs, ses angoisses. Je me demande si ça lui arrive de penser à moi, de se demander comment je vais. Je me demande s’il se souvient de nos moments heureux, s’il a de la nostalgie. Je me demande si ça lui arrive de se dire que les choses auraient pu se passer autrement, que tous les deux on aurait pu faire en sorte qu’elles se passent autrement ».
« Quand je t’écoute, j’ai l’impression qu’une partie de toi s’échine à vouloir prouver que ce qui a échoué aurait dû réussir ».
« C’est peut-être de la fierté mal placée ».
« On peut appeler ça comme ça, mais moi je dirais que c’est surtout un besoin de déculpabilisation. Je conçois que la fin de cette histoire soit encore pour toi un dossier obsédant. Parce qu'il y a des choses que tu n'as pas acceptées, lorsqu'elles t'apparaissaient trop injustes.
Mais il faut à un moment savoir lâcher prise, renoncer à tout comprendre, à tout analyser, sans quoi on continue son chemin comme quelqu'un qui conduirait un véhicule sans en desserrer le frein à main.
On ne peut pas effacer le passé, et heureusement, car on doit apprendre de tout, y compris de ses propres échecs et de ce qui nous a fait souffrir. Mais il ne faut jamais lui laisser te voler ton avenir.
Il ne faut pas laisser la peur et la rancœur nous empêcher de saisir le bonheur quand il vient sonner à notre porte. Car il ne passe pas tous les jours ».
Strange that I was wrong enough/Il est étrange que je me sois trompé à ce pointTo think you'd love me too/Pour croire que tu m'aimais aussiI guess you were kissing a fool/J’imagine que tu as embrassé un idiotYou must have been kissing a fool/Tu devais embrasser un idiot
Le disque tourne une nouvelle fois dans le vide. Florian se lève à nouveau et s’approche de la platine. Pendant un instant, je me demande s’il va remettre une nouvelle fois cette magnifique chanson, la dernière du disque. Mais il semble avoir d’autres intentions. Il saisit la galette avec soin, et il la glisse dans sa sous pochette en papier, puis dans la pochette cartonnée. Il glisse le tout à un endroit choisi dans l’alignement de vinyles.
Définitivement, le disque impose des temps, des attitudes, des gestes. Avant d’extraire la musique emprisonnée dans ses sillons, il demande tout un rituel qui fait la solennité de l’écoute à venir. Avant d’entendre la moindre note, le moindre crépitement, il faut sortir le disque de la pochette cartonnée, puis de la pochette de protection en papier ou nylon. Avant d’écouter la musique, on écoute le bruit du papier qui frotte contre le carton, puis celui du vinyle qui glisse contre le papier. D’une certaine façon, le disque commence à jouer alors qu’il n’est même pas encore sur la platine.
Aussi, le disque est fragile, si on veut le garder en bon état, il faut en prendre soin. Il faut l’attraper sur les bords, pour ne pas salir ou endommager les sillons. Il faut le poser délicatement sur la platine, tout en profitant pour apprécier le visuel du macaron comportant le nom de l’artiste et le liste des titres de la face visible. Il faut saisir le crochet du bras, décaler ce dernier pour que le disque commence à tourner, poser délicatement le diamant sur le vinyle, viser le sillon avec précisions pour ne rien endommager, pour choisir le morceau qu’on désire écouter. Le disque impose des règles et les règles imposent le respect.
Et le disque que Florian vient de choisir, je ne le connais que très bien. Ce disque est un monument de la pop des années ’80. Lorsque je vois la couverture, je me sens chez moi.
Regard captivant, maquillage relevé, robe de poupée, suggestive, ceinture avec mention « Boy Toy ». Définitivement, Florian et moi nous nous ressemblons à plus d’un titre.
Le disque est sur la platine, il commence à tourner, le diamant se pose dans un sillon dans un bruit de craie qui ripe sur une ardoise, avant de capter le crépitement entre deux chansons.
https://www.youtube.com/watch?v=G4iFot0ZMb0
Un instant plus tard, l’intro reconnaissable entre mille parvient à mes oreilles avec la qualité inégalée du son venant d’un disque joué par un bon équipement hi-fi.
Et sa voix arrive enfin. Une voix fragile et puissante à la fois.
You abandoned me/Tu m'as abandonnéLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus iciJust a vacancy/Juste un videLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus ici
J’ai de plus en plus d’estime pour ce Florian. Car un gars qui écoute du Madonna ne peut être qu’un bon gars.
Love don't live here anymore/L'amour ne vit plus iciJust emptiness and memories/Juste le vide et les souvenirsOf what we had before/De ce que nous avions avantYou went away/Tu es partiFound another place to stay, another home/Trouver un autre endroit où rester, une autre maison
« Moi aussi j’adore Madonna » je ne peux m’empêcher de lâcher.
« Elle est pour moi cette voix qui, même dans les jours les plus sombres, sait allumer une lueur d’espoir ».
« C’est très juste » je commente.
« Sa voix me fait du bien ».
« C’est exactement ça ».
« Je l’ai découverte avec Holiday et je ne l’ai jamais lâchée. Et elle n’a jamais lâché. Elle a toujours été là, quand j’ai été heureux, quand j’ai été triste ».
« Moi je l’ai découverte à l’époque de « Secret »… ».
« Tu es un petit jeune… » il se moque gentiment.
« Mais elle m’a bien accompagné aussi ».
« Même dans 20 ans, même si elle se mettait à chanter l’annuaire téléphonique en chinois, en roumain ou en portugais, je l’écouterai toujours » « Je suis allé la voir cet été à Londres ».
« À Londres ? Alors, ça… j’y étais aussi ! ».
« On a failli se croiser alors ».
« Allez, je vais vous laisser faire l’apologie de Madonna, moi je vais voir où il en est avec cette ferrure » fait Charlène.
Elle vient tout juste de franchir le seuil de la maison, lorsque Florian change brusquement de sujet et me lance à brûle pourpoint :« Veinard, va ! ».
« De quoi ? ».
« Comment ça, de quoi ? » je tombe des nues, pris au dépourvu.
« Qu’est-ce qu’il est beau ton mec ! ».
« Ah… » je réalise enfin.
« Toi aussi t’es mignon, mais lui c’est une pure bombasse ! Ce mec dégage un truc très très sensuel. Il a un regard charmeur. Et il est gaulé comme un dieu ! ».
« Il fait du rugby ».
« Oh, là, là ! Moi je trouve que plus ça va, plus la beauté masculine s’envole vers des sommets hallucinants. Je trouve que les bogoss sont de plus en plus beaux et de mieux en mieux foutus. Certes, ils savent se mettre en valeur, niveau brushing et niveau vestimentaire, beaucoup plus qu’il y a dix-quinze ans. On dirait qu’ils sont de plus en plus conscients du fait qu’ils sont sexy, et qu’ils aiment en mettre plein la vue de façon complètement décomplexée.
Mais je trouve vraiment que le bogoss est une espèce en constante évolution, dont la vision me paraît sans cesse plus brûlante, plus incandescente, insoutenable. Et cette évolution est parfaitement à mon goût. Même si le fait que les bogoss soient plus nombreux ne les rend pas plus accessibles pour autant. Enfin, je parle pour moi, parce que toi t’as décroché le gros lot ».
« Ca n’a pas toujours été une partie de plaisir ».
« J’imagine. Mais vous avez quel âge, tous les deux ? ».
« Moi dix-huit, bientôt dix-neuf. Jérém a un an de plus que moi, il va avoir vingt ans ».
« Tu déconnes ! ».
« Non ».
« Vingt ans, putain ! Même pas vingt ans et il fait tellement mec ! Je lui aurais facilement donné cinq ans de plus ».
« Il est vraiment canon, c’est vrai ».
« Tu l’aimes, hein ? ».
« Je suis fou de lui ».
« Alors, il faut te battre pour le garder ».
« Ça va être simple, il va très bientôt partir à Paris pour jouer au rugby en pro ».
« Oh là… ».
« Comme vous le dites… ».
« Tu vas me tutoyer, et vite fait ! » il me taquine.
« Ok, c’est noté ! ».
« Si je peux te donner un conseil… ».
« Vous… tu peux ».
« Accroche-toi, mais ne te laisse pas marcher sur les pieds. Ne cesse jamais de lui montrer que tu l’aimes, mais n’accepte pas tout par amour. Et n’oublie jamais que l’amour de l’autre n’est jamais acquis et que pour que la flamme dure, il faut l’alimenter un peu chaque jour.
Et si un jour vous emménagez ensemble, rappelle-toi qu’une vie de couple est faite de bonheurs, mais aussi de concessions, parfois de déceptions, et d’une bonne dose d’indulgence.
Même si tu es fou de lui et que tu as envie de tout partager avec lui, garde toujours un petit coin rien que pour toi, un petit jardin secret. Garde des amis, garde tes passions, car si un jour l’amour devient souffrance, tu auras toujours quelque chose auquel t’accrocher pour ne pas sombrer, en attendant de retrouver la force de rebondir et aller à nouveau de l’avant ».
You abandoned me/Tu m'as abandonnéLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus iciJust a vacancy/Juste un videLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus ici
Le titre se termine, le bras du tourne disque se lève et se remet une nouvelle fois à sa place, avec ce bruit caractéristique si apaisant.
Les mots de Florian me touchent beaucoup. J’ai envie de passer des heures à discuter avec lui, en tête à tête, ça fait du bien de croiser une sensibilité aussi proche de la mienne.
Mais déjà Charlène revient. Et elle est accompagnée de mon bobrun, en nage. Florian lui propose une bière et Jérém la boit directement à la canette. Le t-shirt gris trempé de transpi, la pomme d’Adam s’agitant nerveusement au gré de la déglutition sous sa peau mate, moite, portant une barbe de plusieurs jours : on dirait une pub pour une célèbre marque de soda. Je ne peux décrocher les yeux de lui, et Florian non plus.
« Alors, cet étalon ? » finit par demander ce dernier.
« Le clou l’a blessé, il va avoir besoin de repos et de soins ».
« Je vais m’en occuper » assure Charlène.
« En attendant, je vais terminer la balade à pied » fait Jérém.
« On va y aller alors ».
« Merci » fait mon bobrun à l’intention de Florian.
« De rien, de rien » fait ce dernier, an mettant une petite tape amicale sur l’épaule de mon bobrun.
« Oui, merci » lance Charlène à son tour « ça m’a fait plaisir de te revoir ».
« A moi aussi. Je suis désolé de ne pas avoir donné de nouvelles pendant tout ce temps, mais j’avais besoin de prendre du recul. J’avais besoin d’éviter tout ce qui me renvoyait à ma vie passée ».
« J’ai bien compris, et tous les autre cavaliers l’ont compris aussi. Il y avait des jours où j’avais envie de prendre de tes nouvelles, mais je me suis forcée à respecter ton besoin de prendre de la distance. Il faudra qu’on se fasse une bouffe l’un de ces quatre, je t’inviterai avec JP, Carine, Ginette, Martine… ».
« Avec plaisir » fait Florian, visiblement touché « j’ai hâte de les revoir. Je sais que nous sommes le genre d’amis qui se retrouvent un jour comme s’ils s’étaient quittés la veille, même s’ils se sont quittés des années plus tôt ».
« C’est bien vrai, ça. En tout cas, je te trouve bien mieux qu’il y a deux ans. Et ça me fait plaisir de voir que tu vas mieux ».
« J’y travaille ».
« Le temps sera ton allié, crois-moi ».
Charlène et moi remontons à cheval, tandis que Jérém prend le sien en longe. Et pendant que nous nous éloignons de la maison aux volets bleus, et alors que Gaston et Illan nous escortent le long des clôtures, une musique et une voix familières nous rattrapent :
You abandoned me/Tu m'as abandonnéLove don't live here anymore/L'amour ne vit plus ici
A cet instant précis, je me fais la réflexion que l’amour a beau être parti, tant de choses lui survivent, et parfois longtemps : la colère, l’amertume, le sentiment d’injustice, d’humiliation, les regrets, les remords, la nostalgie, la mélancolie.
En m’éloignant de la ferme, je n’arrive pas à cesser de penser au récit ce Florian, à son parcours. La petite complicité qui s’est créé entre nous deux alors que Charlène était sortie voir mon bobrun me fait chaud au cœur. Oui, tous les deux on se ressemble. Pourvu que nos destins sentimentaux ne se ressemblent pas trop.
« Alors, comment avez-vous trouvé Florian ? ».
« Je l’ai trouvé très gentil ».
« Il a été sympa » fait Jérém.
« J’espère qu’il va retrouver un gars qui saura le rendre heureux » fait Charlène, avant de continuer « et vous deux, faites attention l’un à l’autre, ne vous perdez pas, ne gâchez pas cette chance inouïe que vous avec eu de vous rencontrer ».
Ni Jérém ni moi ne trouvons les mots pour lui répondre. Mais nos regards se croisent pendant un instant fugace, et notre entente est merveilleuse.
Nous marchons en silence pendant un long moment. Au bout d’une heure, Charlène propose à Jérém de le remplacer à terre pour accompagner Unico.
« Mais ça va pas, avec ton genou en vrac ? ».
Je lui propose à mon tour, mais le bobrun décline également ma proposition.
Je le regarde, les cheveux bruns en bataille, la barbe de plusieurs jours, le pull à capuche et le pantalon d’équitation marqués par des traces de boue, de végétation, d’animal. Et je me dis que, loin du Jérém petit con soigné de la ville, le Jérém nature à la campagne me fait, si possible, encore plus d’effet.
Une autre bonne heure plus tard, alors que nous approchons du centre équestre, Charlène me lance :« Moi je dis que t’as bien tenu le coup, Nico. La balade était longue, et avec quelques difficultés. Vraiment, je te félicite ».
Les mots de cette pro du cheval me font chaud au cœur. Mais ils sont loin de me toucher autant que ceux que mon bobrun va m’envoyer dans la foulée.
« Pour un gars qui n’a jamais monté, tu as une très bonne position à cheval, tu te tiens bien droit, un peu en arrière, tu as les talons vers le bas et les rênes assez souples. Je prends du plaisir à monter avec toi ».
« C’est pas ce que tu disais hier » je le cherche.
« J’ai changé d’avis… car tu progresses à vue d’œil ».
« Moi aussi j’adore faire du cheval avec toi ».
« J’aime bien parce que tu en veux, et tu ne te laisses jamais décourager ».
Une nouvelle fois je me sens bien dans son regard, je me sens apprécié. Je commence à m’habituer à ce regard bienveillant, et je me dis qu’il va terriblement me manquer quand nous serons loin l’un de l’autre.
Aussi, j’ai l’impression que ses mots recèlent un petit sous-entendu très agréable à mes oreilles. J’ai l’impression que dans ses intentions, ce n’est pas que du cheval dont « j’en veux », mais aussi de notre relation, malgré toutes les difficultés passées, et celles à venir.
« Et moi je n’existe pas » se moque Charlène.
« Si, on t’adore » lâche Jérém.
« Tu m’as donné de bons conseils ce matin » je lui lance.
« Vous êtes si mignons tous les deux ».
En arrivant au centre équestre, nous trouvons un petit comité d’accueil inattendu. JP et Carine, ainsi que Ginette, accompagnée par un petit bonhomme qui doit être son mari, sont en train de desseller leurs montures.
« Vous êtes parti en balade, vous aussi ? » fait Charlène.
« Tu n’étais pas là, alors on s’est fait un petit tour, seuls comme des grands » fait Ginette.
« Vous avec largement atteint l’âge pour vous dispenser de permission de sortie ».
« Dit la pucelle » fait JP.
« Nous on a fait la grande boucle par la forêt » fait Charlène après une bonne tranche de rigolade.
« T’as fait toute la boucle ? » s’étonne Carine à mon intention.
« Oui… ».
« C’est qu’il prend goût au cheval, le Nico ! » fait JP.
« Il se débrouille comme un chef » lâche Jérém.
Entouré par la bienveillance de ces gens que je considère désormais comme des véritables amis, touché par l’attitude adorable de mon bobrun, mon bonheur est total.
« Eh, les amis » fait JP « et si on se faisait une bonne bouffe ce soir, tous ensemble ? ».
« Mais quelle riche idée » fait Charlène « restez manger à la maison ».
« Comme ça on peut profiter un peu plus du champion avant qu’il se casse à Paris » assure JP « et de Nico, avant qu’il se casse à Bordeaux ».
« Et si on invitait Florian aussi ? » propose Charlène.
« Ca c’est une très bonne idée » délibère le sage JP.
Prochain épisode vers le 15 octobre.
NOUVEAU !
Pour ceux qui voudraient acheter le livre Jérém&Nico ou contribuer au financement de l’écriture de cette histoire sans avoir à rentrer ses propres données sur tipeee, il est désormais possible d’envoyer des contributions via PAYPAL, directement à l’adresse mail : fabien75fabien@yahoo.fr.
L’envoi est sécurisé et SANS frais. Merci d’envoyer un petit mail à la même adresse pour m’indiquer vos coordonnées pour l’envoi du livre papier ou du livre epub. Et pour que je puisse vous dire merci.
Merci d’avance !
Fabien
BONUS
Bonus 1 : George Michael
Faithhttps://www.youtube.com/watch?v=6Cs3Pvmmv0E
I want your sexhttps://www.youtube.com/watch?v=r3AP26ywQsQ
Praying for timehttps://www.youtube.com/watch?v=12mZ6qVmlBI
Jesus to a childChanson écrite en mémoire d’Anselmo, celui qui a été l’amour de sa vie, décédé du SIDA.
https://www.youtube.com/watch?v=zNBj4EV_hAo
Bonus 2 : le disque.
Le disque est un objet fascinant. Il est élégant, distingué, sa robe noire n’est jamais démodée. Ses sillons brillants captent la lumière et la visualisent sous la forme d’un faisceau de lumière radiale frémissant au gré de sa rotation.
Un disque a un poids, une envergure, une présence, une fragilité. Un disque, ça a de la gueule. Un disque impose le respect.
Autour du disque, il y a une poésie, le récit d’une époque, une façon d’être. Le disque raconte une histoire, celle du temps qui passe. Le disque commence, avance et a une fin, comme toutes les bonnes choses, comme la vie elle-même.
Le disque a un son qui lui est propre, chaud, rassurant.
C’est peut-être grâce à son charme particulier que malgré les évolutions techniques, et même à l’époque du tout numérique, le disque n’a jamais été complètement abandonné et qu’il compte toujours des aficionados.
Le numérique, notamment par le biais du streaming, a amené l’abondance, la diffusion la plus large et la plus accessible qui soit. Il a amené la démocratisation des contenus, il a porté la facilité d’écoute à son paroxysme. Mais il a ôté une partie de la magie de l’écoute de la musique.
Quand celle-ci était plus rare, plus difficile à obtenir, car liée à un objet physique, elle était davantage respectée. L’abondance et la facilité d’accès amènent à une sorte de dévalorisation. Tout ce qui est facile à obtenir a moins de valeur que ce qui doit être gagné.
L’« effort » de se déplacer pour aller acheter le disque dans un magasin, n’était que le début d’un rituel qu’il fallait à chaque fois accomplir avant d’écouter une chanson qu’on aimait au point de nous pousser à dépenser de l’argent et du temps pour pouvoir l’avoir chez nous.
A l’époque du disque, la musique était plus rare, moins disponible, elle s’écoutait dans la séquence prévue par l’auteur. Pour faire une playlist, on devait s’improviser DJ. Et, d’une certaine manière, elle avait davantage de valeur.
Depuis l’évènement du tout numérique, la musique n’a plus de support, et elle ne demande plus aucun effort pour venir à nos oreilles. Quelques clics suffisent pour avoir cinquante millions de titres dans ses oreilles, n’importe où, n’importe quand.
Le manque de support et d’effort nécessaire pour écouter de la musique à l’ère du numérique rend l’écoute éphémère.
Le disque, c’est autre chose. Un disque existe, il a une taille, une envergure qui nous rappelle sa présence. On ne range pas un disque n’importe où, mais souvent dans un séjour ou dans une chambre, sur une étagère, sous notre regard. Sa présence nous invite à l’écouter. Alors qu’un fichier caché dans un serveur lointain se fait oublier beaucoup plus facilement.
Un disque pouvait être un cadeau rappelant notre amitié ou notre amour pendant de longues années. Parfois il survivait à l’une et à l’autre. Va donc offrir un fichier en streaming pour rappeler l’amour et l’amitié…Un disque c’est grand, il faut le manipuler. Et on s’imprègne de sa présence. Avec le disque, on « touche » la musique, car elle a un support qui la transforme en objet, qui la rend plus réelle, plus précieuse.
Lorsqu’on touche un disque après des années, on peut se souvenir du jour où il est rentré en notre possession, par l’achat, ou en tant que cadeau. On peut se souvenir de qui on était au moment où il est rentré dans notre vie, un disque peut nous ramener des années et des années en arrière.
Un disque est un vrai support pour le souvenir, un objet de collection qui nous replonge dans l’instant où il est arrivé dans notre vie.
Un vinyle qui tourne, ça a quelque chose de chaleureux, d’apaisant, de solennel, de précieux. Un charme qui est aussi dans ses imperfections, dans sa fragilité.
Car un disque peut s’abimer. Il craint la poussière, l’humidité, les rayures. Un disque demande à être extrait de sa pochette avec soin, et à nouveau rangé après l’écoute avec le même soin, si on veut le préserver.
Un disque peut carrément casser lors d’une mauvaise chute. Au fil du temps, ses crépitements peuvent se faire sentir de plus en plus marqués sur la musique. Un disque peut sauter un sillon, se mettre en boucle. Et parfois il peut se ressaisir tout seul et se remettre à avancer. Et se remettre une nouvelle fois en boucle, sans fin. Autant de petits défauts amenés par le temps, comme autant de cicatrices, comme des rides, les signes de l’âge. Un disque c’est « vivant ». Un vinyle, ça possède un « âme ».
Aussi, le disque avait une pochette, une grande pochette avec de belles photos, une pochette qu’on pouvait toucher, dont on pouvait sentir l’odeur, sur laquelle on pouvait écrire, un prénom, une date, un mot d’amitié ou d’amour, un souvenir.
Une pochette qu’il fallait manipuler avec prudence, dont il fallait prendre soin pour ne pas l’abîmer, envers laquelle il y avait de l’affectif, un sorte d’attachement. Malgré les efforts, la pochette de disque finissait par se tacher, elle s’abîmait à force de frotter contre d’autres pochettes. Au fil des années, le papier prenait l’odeur du temps. La pochette vieillissait aussi, car elle était « vivante » aussi.
A l’époque du numérique quel support physique pour le souvenir ?
Le streaming est éphémère, le disque est matière.
Mais à quoi bon toute cette matière ?
J’ai tant de disques, de cd, de cassettes et de livres chez moi : qu’en sera-t-il de toute cette collection qui compte tant pour moi, le jour où je ne serai plus ?
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