Jérém&Nico, FINAL 1/4 – Porte d’embarquement.
Récit érotique écrit par Fab75du31 [→ Accès à sa fiche auteur]
Auteur homme.
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Histoire érotique Publiée sur HDS le 04-08-2024 dans la catégorie Entre-nous, les hommes
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Jérém&Nico, FINAL 1/4 – Porte d’embarquement.
Dimanche 11 mars 2018, 10h16.
Une nouvelle fois aujourd’hui, je cherche mon vol sur le tableau des départs. La porte d’embarquement n’est pas encore affichée. Normal, je viens d’atterrir et mon escale est de plus de trois heures. Il va falloir attendre.
Pour tromper le temps, je m’installe à une terrasse de café. En buvant mon cappuccino, j’observe le flux ininterrompu de voyageurs qui transitent dans les deux sens de ce grand couloir, qui se croisent sans jamais se rencontrer, et souvent sans même se voir. Certains se pressent, d’autres avancent avec nonchalance.
J’ai toujours adoré l’ambiance si particulière des aéroports, ou des gares, cette ambiance de « départ » vers d’infinis « ailleurs », avec toutes les possibilités que cela ouvre.
Bien entendu, mon attention et mon émotion sont tout particulièrement attirées par les beaux garçons. Et dans un aéroport international, il y en a, des beaux garçons.
Mon regard est capté, aimanté par une Bogossitude pendant quelques secondes à peine, le temps qu’elle pénètre, traverse et quitte mon champ de vision comme un étoile filante. Un brushing, un regard, une barbe, une façon de marcher, de porter un t-shirt. Des épaules solides, une plastique bien proportionnée, un tatouage, un brillant à l’oreille, une chaînette. Parfois un détail suffit pour m’enivrer du Masculin.
Depuis ma position stratégique, j’ai l’impression de prendre des gifles en rafales incessantes.
Ça me donne le vertige d’imaginer les attentes de tous ces voyageurs, leur état d’esprit vis-à-vis de leurs déplacements. Vers quelle destination se dirige ce petit con, cette formidable petite tête à claques ? Vers qui se dirige ce beau petit brun barbu à casquette à l’envers ? Quelles attentes, quels espoirs placent-ils dans leurs voyages vers « Je-ne-sais-pas-où » ?
En attendant mon vol, je repense également à ces premiers mois de l’année 2018.
Début février 2018.
Pendant ces dernières années, l’écriture m’a beaucoup aidé. Elle a été la béquille de ma phase de rééducation sentimentale après le départ de Jérém. Elle m’a accompagné jour après jour. Elle est devenue comme une amie fidèle à laquelle je me confiais. Et maintenant, après lui avoir tout confié, je ressens un grand vide intérieur. Et je me sens seul, très seul.
Anthony me manque beaucoup. D’autant plus qu’avec six heures de décalage horaire entre Toulouse et New York, il n’est pas toujours évident de garder le contact.
Au fil du temps, nous testons toutes les combinaisons possibles.
Au saut du lit, le mien, vers 6 heures. A New York, il est minuit. J’ai la tête dans le coltard, alors qu’Anthony a la tête d’un petit mec à qui on envie de faire l’amour.
Au saut du lit, le sien, alors que chez moi, c’est la pause déjeuner. J’ai envie de le prendre dans mes bras et de le couvrir de bisous, il est pressé de démarrer sa journée.
A sa pause déjeuner. Chez moi, il est entre 18 et 20 heures, je viens de rentrer du taf. Ce serait le moment le plus cool des journées en semaine. Le fait est qu’Anthony est tellement accaparé par ses dessins qu’il en oublie parfois même le repas de midi.
A la sortie de son taf, s’il ne rentre pas trop tard, pas trop après 18 heures. Chez moi il est minuit ou plus. J’ai envie d’aller au lit, alors qu’il a encore des courses à faire, un métro à prendre pour rentrer.
Heureusement, pendant le week-end nous pouvons parler plus tranquillement.
Mais malgré ça, nous sommes en déphasage perpétuel.
Un déphasage qui empire avec le temps. Car le décalage horaire n’est pas la seule complication liée à la distance. A cela s’ajoute le fait de ne rien partager au quotidien, ce qui finit par assécher nos sujets de conversation.
J’ai peur qu’Anthony s’éloigne de moi. J’ai l’impression de m’éloigner de lui. Et j’ai peur que, malgré mes efforts pour cacher ma mélancolie, il capte que je ne vais pas bien.
Car je ne vais pas bien.
C’était illusoire de ma part de me dire que d’écrire le dernier chapitre de mon histoire avec Jérém m’aurait aidé à tourner la page pour de bon. Après un premier soulagement, mes regrets et ma frustration sont revenus. Ce que Charlène m’a appris m’a bouleversé plus encore que je ne l’ai cru sur le moment.
— J’ai toujours pensé qu’il était venu surtout pour te retrouver. Mais il était trop mal, il était trop déçu de lui-même, et il s’est dégonflé. Il se voyait comme un looser et il ne voulait pas que tu le voies comme ça. Jérém a eu peur de ton regard. Il a eu peur que tu le rejettes. Et ça, il n’aurait pas supporté.
Ce sont ces mots qui font le plus mal, qui m’ont le plus bouleversé. Que Jérém ait pu penser que je pourrais le rejeter, que je ne l’aimerais plus parce qu’il avait tout perdu du prestige de sa vie d’avant, parce qu’il n’arrivait pas à remonter la pente.
J’y pense sans cesse. Et à chaque fois, j’ai envie de pleurer, j’ai envie de hurler.
J’en perds mon équilibre émotionnel, j’en perds carrément mon appétit et mon sommeil. Je n’aurais pas dû aller fouiller dans le passé. A croire que parfois il vaut mieux rester avec des questions qu’avoir trop de réponses.
Mi-février 2018.
J’ai de plus en plus de mal à cacher mon mal être à Anthony. Pour l’instant, il se contente de me demander si je vais bien. Et moi, je me contente de lui répondre que oui, je vais bien, que je suis juste un peu fatigué. Je redoute le moment où il me posera des questions plus précises.
Pendant ce temps, le jeune dessinateur s’installe à New York. Il a posé ses valises dans la famille de son frère, il adore son travail qui est aussi sa passion, et il est en train de se faire de nouveaux potes. Malgré nos échanges quotidiens, malgré ses « tu me manques », « je t’aime, Nico », je le sens de plus en plus inquiet.
Je m’en veux de le faire s’inquiéter à 6000 bornes de distance. Je m’en veux de lui faire de la peine.
Par moments j’ai l’impression qu’il s’éloigne de moi. Je me fais des idées, assurément. Je ne suis pas bien, et tout me paraît noir.
Je ne veux pas perdre Anthony. L’idée de le retrouver me fait du bien. Je me dis que ma mélancolie se calmera quand je serai dans l’avion pour New-York.
Un peu plus tard en février 2018.
Les jours passent, et ça ne va pas mieux. Désormais, mon mal-être je le porte sur moi. Je me regarde dans le miroir, et je vois un zombie. Mes parents l’ont relevé, mes collègues aussi. Et Anthony ne tarde pas à le relever à son tour. Lors d’un appel en visio, il finit par me lancer :
— Dis-moi ce qui ne va pas, Nico.
Et avant que j’aie pu commencer à dégainer des excuses vaseuses, il enfonce le clou :
— Et ne me dis pas encore que c’est la fatigue, parce que c’est pas ça. Je vois bien que quelque chose te tracasse. C’est depuis le réveillon que tu as changé. Si tu es allé voir ailleurs, tu peux me le dire.
— Non, c’est pas ça.
— Et c’est quoi, alors ?
Au bord des larmes, je décide d’être franc avec lui.
Dimanche 11 mars 2018, 14h34.
Avec une petite demi-heure de retard, mon avion va enfin décoller de l’aéroport de Hong Kong. C’est la dernière ligne droite vers Melbourne. Neuf heures de vol sans escale.
Jérém n’est pas au courant de ma venue. Il aurait à coup sûr tenté de m’en dissuader, et il aurait été capable d’y parvenir. Je ne sais pas comment vont se passer ces retrouvailles. En attendant, je traverse la planète tout entière sans savoir ce que je vais trouver au bout de mon périple. Si ça se trouve, il n’y aura qu’un immense précipice. S’il le faut, je ne vais même pas pouvoir l’approcher. S’il le faut, la présence d’Ewan sera un obstacle insurmontable. S’il le faut, Jérém m’en voudra de cette « intrusion » dans sa nouvelle vie.
J’ai passé deux heures à regarder des gens défiler dans le hall de l’aéroport en me demandant quelles étaient leurs attentes vis-à-vis de leurs destinations. En réalité, je ne sais même pas exactement quelles sont les miennes.
Je crois que j’ai besoin de revoir Jérém une dernière fois.
J’ai besoin de lui parler, d’avoir des réponses à des questions qui me hantent toujours. J’ai besoin d’entendre ses mots.
J’ai besoin de dissiper les malentendus, de lui dire que jamais il n’aurait dû craindre et que jamais il n’aura à craindre mon regard.
J’ai besoin de savoir ce que nous serons dorénavant. Je ne veux surtout pas que nous ne soyons « rien ». Notre histoire ne peut pas se terminer ainsi, dans un silence infini et assourdissant.
Le personnel de bord nous fait la démonstration usuelle des gestes d’urgence, tandis que l’avion se positionne pour le décollage.
Une minute plus tard, les moteurs s’emballent, l’accélération me colle à mon dossier. Le moment où l’avion lève le nez et quitte le sol est toujours une expérience un tantinet bouleversante.
Ça y est, c’est parti. Dans 9 heures, je serai plus proche de Jérém que je ne l’ai été depuis onze ans. Dans moins de 24 heures, je pourrai le voir de mes propres yeux, entendre sa voix, croiser son regard, après onze ans de « black out ».
Comment va-t-il réagir en me voyant débarquer ?
Maintenant, ce n’est plus qu’une question d’heures pour en avoir le cœur net.
L’avion se stabilise en altitude. Mon esprit, mon cœur, mes tripes entrent en résonance. Je ne sais pas si je suis en train de faire la bonne chose.
Je m’en veux d’imposer ça à Anthony.
Je repense à notre dernière conversation avant mon départ.
— Visiblement, il y a des choses non réglées entre ton ex et toi. Je pense qu’il faut que tu les règles.
— Je ne veux pas te perdre.
— Fais ce que tu as à faire, Nico. Je suis bien placé pour savoir que tant qu’on n’a pas fait la paix avec son passé, il revient toujours nous hanter.
Quelle sagesse, quelle grandeur d’esprit dans ce jeune, adorable garçon.
— Je t’aime, Nico.
— Moi aussi je t’aime, Anthony.
— Je t’attendrai, Nico.
Malgré ses mots, il y avait dans son regard triste une immense inquiétude. Son regard triste, mon déchirement intérieur je les porte avec moi, dans mon cœur, à 10000 bornes de chez moi, à 10000 mètres d’altitude.
Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 1h45.
Il fait nuit lorsque je pose le pied en terre australienne. Ces deux jours de voyage et toutes ces heures de décalage horaire m’ont mis KO. A bout de forces, je prends un taxi pour rejoindre l’hôtel que j’ai réservé. Je ne mange même pas. Je tombe sur le lit et je m’endors instantanément.
Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 13h22.
Je n’émerge qu’en début d’après-midi, après quelque douze heures de sommeil. Après avoir pris un repas copieux, je ne sais pas quoi faire. En fait, je me sens un peu perdu. Même complètement perdu. J’avais prévu de louer une voiture pour aller à Bells Beach au plus vite. Mais là, j’hésite. Ma détermination flanche. Ces retrouvailles que j’ai appelées de toutes mes forces, cette motivation, cette évidence, cette urgence, cette nécessité qui m’ont poussé à traverser la planère tout entière pour aller à la rencontre de Jérém semblent complètement éclipsées par l’inquiétude vis-à-vis de sa réaction lorsqu’il me verra débarquer à l’improviste.
J’envisage d’attendre le lendemain pour pouvoir m’y préparer davantage. Mais au fond de moi, je sais que je ne serai jamais prêt pour ces retrouvailles. Et que je n’ai pas de temps à perdre.
Alors, malgré la fatigue persistante liée au décalage horaire, je décide de foncer.
Il me faut un certain temps pour me familiariser avec la conduite à gauche, ainsi qu’à son corollaire – les ronds-points à l’envers, les priorités à l’envers – tout comme avec la boîte automatique de ma voiture de location.
Mon trajet vers Bells Beach m’amène à parcourir une centaine de bornes en marge de l’immense Baie de Port Philip. Les paysages, la végétation, l’architecture du bâti, la configuration et la signalétique des routes, les toponymes, les couleurs, la lumière : ce sont autant de signes caractéristiques d’un lieu, autant d’éléments contribuant à cette sensation de « bout du monde » qui nous saisit lorsque nous découvrons un pays lointain.
Et dans cette terre immense à l’autre bout de la planète, au fil de ces grands espaces agricoles inhabités que je rencontre sur mon parcours, tout m’apparaît si différent, si nouveau, si fascinant. Un émerveillement qui arrive pendant un temps à détourner ma conscience de ses inquiétudes vis-à-vis des retrouvailles qui m’attendent au bout de ce trajet.
Je me demande comment il a changé en onze ans. J’imagine qu’il doit porter sa maturité de la même façon qu’il portait sa première jeunesse, avec un naturel désarmant et une aisance fabuleuse. Je l’imagine toujours aussi beau, toujours aussi sexy. Et peut-être même plus.
Quant à moi, je sais que j’ai changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Est-ce qu’il va seulement me « reconnaître » ? Ce que je veux dire, la question qui me taraude, est : est-ce que l’écart entre le Nico qu’il a quitté il y a onze ans et l’actuel ne va pas être trop important à ses yeux ? Au fond de moi, j’aimerais encore me sentir désirable dans son regard. Mais j’ai peur que ce ne soit plus le cas. Je sais qu’il a un copain, Ewan, qui non seulement est beaucoup plus jeune, mais qui a été capable de l’apprivoiser et de le sauver de lui-même. J’ai peur que son regard sur moi ne soit plus du tout le même qu’il y a onze ans.
Bells Beach, le lundi 12 mars 2018, 17h44.
La simple vue du panneau « BELLS BEACH » me donne d’immenses frissons, comme un vertige. Mon cœur s’emballe, devient lourd comme du plomb, écrase mes entrailles. J’ai froid, j’ai chaud, je tremble, je transpire, ma vue se brouille, la lumière m’aveugle, j’hyperventile, j’étouffe.
Je ressens les mêmes sensations, la même ivresse que j’avais ressenties en découvrant le panneau « CAMPAN », en son temps, lors des retrouvailles après notre premier clash.
En réalité, le vertige d’aujourd’hui est encore plus déstabilisant. Parce que la distance temporelle qui nous a séparés est infiniment plus grande qu’à l’époque. Et parce qu’aujourd’hui je ne suis ni invité, ni attendu. Je viens par surprise, et la surprise va être totale. Je prends un gros risque. Car il existe une possibilité, qui dans mon esprit se transforme en une probabilité de plus en plus importante au fur et à mesure que je m’approche de ma destination, que cette surprise ne soit pas bien accueillie.
S’il le faut, je vais me faire jeter. S’il le faut, j’ai mis en danger mon histoire avec Anthony pour rien.
Anthony, qui a été vraiment adorable. Anthony qui a compris que je ne serais pas bien tant que je n’aurais pas revu Jérém une dernière fois. Peu de garçons auraient cette empathie, cette compréhension.
Au détour d’un virage, l’océan apparaît au loin. Je sillonne désormais une route en bord de falaise surplombant les plages, les vagues, les surfeurs. Je roule jusqu’à rencontrer un panneau qui finit de transformer mon vertige en début de malaise.
« WELCOME TO BELLS BEACH ».
https://www.youtube.com/watch?v=s-mQgl4v_OY
J’y suis. La quitte la route, je rentre sur le parking. Je suis en apnée, en surchauffe mentale, j’ai l’impression que je vais disjoncter. Avec une voiture qui n’a pas le volant du bon côté, l’esprit secoué par une tempête de mille sentiments contradictoires, le cœur qui cogne tellement fort dans ma poitrine que tout mon corps en tremble, j’ai un mal de chien à me garer.
Et une fois garé, j’ai tout autant de mal à m’extirper de la voiture. Je suis arrivé jusqu’ici, après un voyage de plus de deux jours. Je suis au plus près de Jérém, quelques pas seulement me séparent de lui. Et pourtant j’ai l’impression que je ne vais pas y arriver, que je ne vais jamais pouvoir traverser le parking, que mes jambes ne vont pas me porter.
L’idée de retrouver Jérém après onze ans, à l’autre bout de la planète, me paraît tellement irréelle ! J’ai l’impression que lorsque je vais le revoir, je ne vais pas tenir le choc. Le choc de le revoir. Le choc de croiser son regard. Quel sera-t-il donc, ce regard ?
Est-ce qu’il va seulement être là ? Il est bien possible que je tombe sur Ewan. Je doute de plus en plus de la pertinence de mon voyage.
Je tremble. Mes jambes refusent de se mettre en branle. J’étouffe. J’ouvre la fenêtre de la voiture dans l’espoir de retrouver mon souffle, et un peu de mon calme. Je regarde la plage en contrebas, l’océan et ses vagues impressionnantes chevauchées par un certain nombre de surfeurs.
Je reste là, immobile, assis devant mon volant, le regard perdu dans l’horizon, pendant peut-être une demi-heure. Tout en considérant de plus en plus sérieusement l’idée de faire demi-tour pour revenir demain, ou un autre jour, ou quand je serai mieux préparé, ou peut-être même jamais.
Je ferme les yeux. Je me concentre sur le bruit des vagues, sur l’odeur d’eau salée qui remonte de l’océan, sur la caresse insistante du vent sur ma peau. J’essaie de me calmer. J’essaie de reprendre le contrôle sur mon corps et de mon esprit.
Je prends une profonde inspiration, puis une autre, et une autre encore. L’excès soudain d’oxygène qui monte à mon cerveau m’apporte un regain d’énergie, accompagné d’une sorte de petite euphorie. Je sais que cet état ne va durer que quelques secondes. Alors, j’en profite. Je rouvre les yeux, j’ouvre la porte de la voiture, je bondis dehors.
Je trace comme un fou, avant que mon carburant mental ne me lâche. J’ai l’impression de voler, le léviter, comme si mon corps était devenu léger tout d’un coup, presque inconsistant. J’ai l’impression d’être une voile, poussée par le vent qui remonte de la plage. Ce soir, le vent de Bells Beach semble me pousser vers le pavillon du club de surf, tout comme le vent d’Autan semblait me pousser vers la rue de la Colombette, le jour de ma première révision avec Jérém avant le bac, en cet après-midi du mois de mai d’il y a 17 ans.
Mais une fois devant l’entrée du pavillon où Maxime m’a indiqué que je pourrai retrouver son grand frère, je stoppe net, comme épuisé par un marathon complet.
Avant de partir, j’ai regardé sur internet. J’ai vu la photo de la façade du club de surf. Et de son entrée. Et le fait de la retrouver en vrai, après ce long voyage, de la voir se matérialiser devant mes yeux, devenir enfin réelle, me dire qu’il ne me reste qu’une porte à passer pour retrouver Jérém, ça me fait un choc.
Dans cet instant d’hésitation, je perds tout le bénéfice de mon élan. Mon cœur s’emballe un peu plus encore, j’ai à nouveau l’impression d’être plombé sur place.
Une nouvelle fois, je ferme les yeux et je fais le plein d’oxygène. Et dès que mes neurones se mettent à crépiter, je passe la porte du pavillon comme une furie.
En passant ce seuil, j’ai l’impression de basculer d’un niveau de « Tetris » au suivant. Le décor change, l’ambiance avec. Mais au lieu de voir tout s’accélérer, j’ai l’impression que tout se passe désormais au ralenti autour de moi.
J’ai l’impression que chaque mouvement, y compris ceux de mes yeux, me coûte un effort de plus en plus immense. Et qu’il me faut un temps infini pour balayer le grand espace du regard. Comme un scanner avec le réglage de la définition paramétré trop haut.
Je LE cherche. Dans les moindres recoins de cet espace désert, je guette les signes de sa présence. Mais ma recherche n’aboutit pas. A la fois épuisé et déçu par cet « échec », je me laisse happer par la grande baie vitrée qui surplombe la plage et les vagues de l’océan. Pas dégueu comme décor de travail.
Dans un reflet pâle de la baie vitrée, j’aperçois une plastique solide, un short rouge, un t-shirt blanc. Mais le visage reste flou.
— ‘Evening ! Needing some help ?
Des frissons, des frissons, des frissons. Si forts que j’ai l’impression que je vais faire un malaise. Car, cette voix, c’est SA voix. Je ne l’ai pas encore vu, je n’ai entendu que sa voix. Une poignée de mots, dans une langue qui n’est même pas celle dans laquelle nous avions coutume de communiquer. Et tout remonte en moi. En dépit des années écoulées, des pages noircies pour raconter notre histoire et pour trouver un sens à sa fin, en dépit de ce que je me suis astreint à croire, non, le deuil n’est pas fait.
Mais est-ce qu’on peut vraiment faire le deuil d’un amour dont on a été privé si brutalement ?
Cet instant, c’est l’instant d’AVANT.
AVANT qu’il ne capte qui je suis.
AVANT que sa présence traverse ma rétine après onze ans d’absence.
AVANT ces retrouvailles que j’ai appelées de mes vœux les plus chers, et qui en même temps me donnent AVANT que je croise son regard.
L’instant AVANT d’être fixé sur sa réaction en me voyant débarquer à l’improviste dans sa nouvelle vie.
— Hey, man, may I help you ? il revient à la charge.
Les secondes passent et je n’arrive pas à me retourner. J’ai peur de me montrer à lui, j’ai peur des émotions qui vont me submerger, et qui me submergent déjà. Alors, je me cache derrière mon anonymat éphémère.
Les émotions qui m’envahissent sont trop puissantes, j’ai l’impression que je ne vais pas tenir, que je vais faire un malaise. J’ai envie de rebrousser chemin, de partir très loin d’ici.
Mais non, non, non ! Je suis là pour lui, je suis là pour le revoir, pour lui apporter mon soutien. Il faut y aller, Nico ! Vas-y, putain, tourne-toi !
— Enjoy the view ! je l’entends me lancer, sur un ton un brin agacé.
Une seconde plus tard, le bruit de ses pas qui s’éloignent agit comme un déclencheur.
— Jérém ! je m’entends finalement l’appeler, au prix d’un effort surhumain.
Plus de dix ans que je n’ai pas prononcé ce beau prénom en m’adressant directement à son propriétaire. Ça fait tellement bizarre. Et c’est tellement bon de recommencer !
Les pas s’arrêtent d’un coup. Je me retourne enfin, et sa présence embrase ma rétine, transperce mon cœur, achevant le travail commencé par sa voix.
Jérém est de dos, à l’autre bout de la grande pièce, et il a l’air comme foudroyé sur place. A l’évidence, il a reconnu ma voix. Il reste ainsi pendant une poignée de secondes, d’interminables secondes. Je commence vraiment à redouter sa réaction, à me dire que je n’aurais jamais dû venir ici.
Mais lorsque Jérém se retourne enfin, il l’air à la fois surpris, touché, ému. Je cours vers lui, je le serre très fort dans mes bras. Jérém me serre à son tour dans les siens, il s’accroche à moi comme s’il m’avait attendu depuis longtemps.
Je m’étais attendu qu’il me demande « qu’est-ce que tu fiches ici ? » qu’il soit contrarié, et même agressif. Je m’étais complètement trompé. Ses larmes et son accolade me donnent la mesure d’à quel point ça lui fait plaisir de me revoir.
Je caresse son cou, sa nuque, ses épaules, son dos, ses cheveux. Je retrouve sa signature olfactive, ce mélange si familier d’odeur de cigarette froide et d’intense parfum de mec. Je retrouve, je redécouvre sa présence. Comment elle m’a manqué, sa présence !
Quelques instants plus tard, nous descendons l’un des grands escaliers en bois qui mènent à la plage.
Nous marchons pendant plusieurs minutes, en silence, l’espace sonore saturé par le sifflement du vent et par le rugissement des vagues. Nous marchons jusqu’à ce que Jérém se pose enfin sur le sable. Et je m’installe aussitôt à côté de lui.
— Salut, toi, il finit par me lancer.
— Salut, Jérém.
Nous avons tellement de temps à rattraper, j’ai tellement de choses à lui dire, à lui demander, que je ne sais même pas par où commencer. Et j’ai l’impression que c’est la même chose de son côté. Mais les mots ne viennent pas, ni de lui, ni de moi.
Car, avant les mots, ce sont les informations visuelles que nous devons appréhender. Pendant ces premiers instants de retrouvailles, nous essayons de nous remettre de notre surprise, de notre incrédulité, de nos émotions. Nous comparons le passé et le présent.
Je retrouve sa belle petite gueule, ces traits de mecs que le temps a un peu marqués. Des cernes se sont dessinées sous ses yeux, son sommeil ne semble pas être au beau fixe. Je retrouve son arête nasale un peu cassée, ce « stigmate » au beau milieu de son visage qui rappelle notre agression parisienne, l'instant où il a failli se faire tuer pour me sauver la vie. L’instant où notre bonheur a pris fin.
Je retrouve sa crinière brune, qui n’est d’ailleurs plus tout à fait aussi brune qu’auparavant. Quelques cheveux blancs se sont glissés ci et là, et notamment au niveau des tempes. Le brushing est moins soigné qu’avant, il est plutôt laissé en bataille. Et dans sa barbe, un peu négligée, des poils blancs ont là aussi fait leur apparition. Quant à sa plastique, elle s’est un brin épaissie.
Il est cependant des choses qui n’ont absolument pas changé. Jérém porte toujours aussi fabuleusement bien son t-shirt blanc, le coton fin mettant toujours aussi bien en valeur ses pecs, ses épaules, ses biceps, son cou, son torse, ses tatouages, sa peau mate et délicieusement bronzée au soleil d’Australie.
Posée sur le coton immaculé, je reconnais la chaînette que je lui avais offerte pour ses vingt ans. Il ne l’a jamais quittée. Tout comme moi je n’ai jamais quitté la chaînette qu’il m’a offerte lorsque nous quittions Campan au moment où la vie nous séparait géographiquement, lui s’installant à Paris pour débuter sa carrière dans le rugby professionnel, moi à Bordeaux pour mes études.
— Toi, ici ? il finit par me lancer, comme s’il venait enfin de retrouver ses esprits après le choc de ces retrouvailles.
— Je passais par là et je me suis dit que je pouvais passer te faire un petit coucou, je tente de plaisanter.
— Comment tu m’as retrouvé ?
— Un petit oiseau… ton frère !
Jérém se laisse basculer contre moi, la tête appuyée contre mon épaule. Un geste plus explicite que mille mots. A mon tour, je cherche le contact. Je passe un bras autour de son cou et de son épaule. A cet instant précis, je suis ému comme je l’ai rarement été dans ma vie.
Onze ans que j’attends cet instant. Et qu’est-ce que c’est bon de le retrouver !
Au-dessus de nous, le ciel est bleu et immense, le soleil couchant est aveuglant. Le vent souffle avec insistance, crée des vagues puissantes et sonores, nous amène des embruns parfumés. Il fait onduler les cheveux de Jérém, fait s’agiter son t-shirt sur ses pecs.
De longues minutes de silence s’écoulent ainsi. Nous restons là, immobiles et silencieux devant la puissance des éléments. Jérém se repose littéralement contre mon épaule.
Et moi, je fonds. Et je me liquéfie littéralement lorsque je sens son bras passer dans mon dos. La chaleur de son corps contre le mien fait remonter une foule de souvenirs, de sensations, d’émotions. Et de sentiments.
Pour cette nuit, j’avais prévu de prendre une chambre dans un hôtel. Mais Jérém me propose de dîner et même de dormir chez lui à Bellbrae, un village à quelques bornes de Bells Beach.
— Mais tu es sûr que ça ne dérange pas Ewan ?
— Certain !
— Tu lui as dit quoi de moi ?
— Pour l’instant, juste que tu es un très bon pote de lycée qui est venu visiter l’Australie et qui en a profité pour venir me retrouver après tout ce temps. Je lui dirai le « reste » plus tard.
— Et il est ok pour que je reste dormir chez vous ?
— Il n’y a pas de problème. Enfin… je ne veux pas te forcer. Si tu penses te sentir plus à l’aise à l’hôtel, je peux te déposer.
Je suis touché par son élan de m’accueillir chez lui alors que je viens de débarquer dans sa vie avec la soudaineté d’un voyageur dans le temps. Et j’apprécie son attention de me laisser le choix de ne pas l’accepter, au cas où sa nouvelle vie et son nouveau bonheur pourraient m’affecter. Jérém ne sait pas encore quelles sont les raisons qui m’ont amené à traverser la moitié de la planète pour venir le retrouver. Il ne sait pas quels sont mes sentiments actuels à son égard. Alors, il essaie de me protéger. Je trouve ça adorable.
En vrai, j’hésite un peu. Je repense à cette soirée à Paris où j’ai dormi chez Rodney et Jérém, je repense à comment ça m’a fait mal d’assister à leur complicité, à leur amour. Je me demande si je suis prêt à dormir cher Jérém et Ewan, à assister à leur complicité, à leur amour.
Onze ans ont passé depuis la fin de notre histoire. Il serait temps que je sois prêt.
Et puis, si je n’accepte pas l’invitation à dormir proposée par Jérém et approuvée par Ewan, cela pourrait d’une certaine façon paraitre suspect.
A l’approche de Bellbrae, je ressens un stress immense s’emparer de moi. J’appréhende l’instant où je croiserai le regard d’Ewan. J’ai peur qu’il détecte la multiplicité de mes sentiments vis-à-vis de Jérém. J’ai peur d’y voir de l’hostilité.
La petite maison en bois est située en marge du petit centre, installée sur un terrain très plat, entourée de quelques arbres solitaires et d’un sol mis à nu par la sécheresse. Une nouvelle fois, cette impression de « bout du monde » me saisit. Une sensation à la fois de déracinement, de solitude, de lâcher prise, de nouveau départ et de confiance en l’avenir. La sensation qu’ici, maintenant, tout serait possible.
Lorsque Jérém franchit la porte de la maison, j’ai l’impression que mon cœur tourne à mille battements par minute. En dépit de mes craintes, je suis accueilli plutôt chaleureusement.
Ewan est un sublime petit mâle à poil blond et aux yeux clairs. Ses cheveux, coupés presque à blanc autour de la nuque, sont plus denses au-dessus de la tête, ondulés, ils ont l’air très doux. En bon surfeur, c’est un garçon solide, musclé. Il a une belle petite gueule d’ange entourée par une petite barbe bien taillée. Ce qui, avec ce chapelet de petits grains de beauté dans son cou, le rend carrément craquant. En dépit de sa jeunesse, ce garçon semble solide et rassurant. Je comprends parfaitement comment Jérém ait pu tomber sous son charme.
Jérém s’approche de lui et l’embrasse. Puis, il fait les présentations.
— Ewan, here is Nico, the high school friend I told you about. Nico, this is Ewan…
Ewan est un garçon plutôt sympathique, son sourire est magnifique. Et son rire, cristallin, sonore, spontané, possède quelque chose d’enfantin qui le rend craquant.
Ce soir, j’assiste à leur complicité, à leur tendresse. Une main qui se pose sur l’épaule, des taquineries, des regards, des sourires d’amoureux. Ils ont l’air heureux. Une partie de moi ressent une profonde tristesse. Une partie de moi ne peut pas s’empêcher de se dire que c’est moi qui devrais être à la place d’Ewan aux côtés de Jérém.
Sur une étagère de la pièce de vie trônent de nombreux trophées, ainsi que des photos d’Ewan. Sur la plupart d’entre elles, il est en tenue de surfeur, planche sur l’eau ou tenue à la main. Le petit mec a l’air d’être un crack de cette discipline.
Ewan est vraiment un très beau garçon. Il a une tête d’ange posée sur un corps de statue grecque. Et ses cheveux blonds, mon dieu comment ils sont beaux et fournis, et comment ils ont l’air doux ! Et sa jeunesse, elle est si aveuglante !
Sa passion, ainsi que son club, me donnent quelques bons sujets de conversation pour la soirée, ce qui m’aide à dissiper le malaise de m’être d’une certaine façon incrusté dans l’intimité de ce foyer.
Mais lors de retrouvailles après tant d’année, le passé finit toujours par s’inviter dans la conversation et par l’accaparer entièrement.
Ewan tente d’abord de prendre part aux échanges entre Jérém et moi, en posant des questions. Mais le fait est que ni moi ni Jérém ne possédons une assez bonne maitrise de l’anglais pour tenir une longue conversation, sans compter l’effort qu’il faut produire pour s’astreindre à parler avec un compatriote une langue autre que notre langue natale.
Ainsi, peu à peu, nous glissons vers le français, excluant ainsi Ewan de notre conversation. J’ai de la peine pour lui, et j’essaie parfois, tout comme Jérém, de traduire, de l’impliquer. Mais c’est trop dur. Jérém s’excuse auprès d’Ewan, et ce dernier lui dit que ça ne fait rien, qu’il comprend.
Nous passons un certain temps à évoquer l’insouciance des années de lycée, à nous souvenir des camarades, des profs, des bêtises faites entre et pendant les cours. Son regard empli de nostalgie et de tristesse me touche profondément.
Assez vite, je suis saisi par l’impression que le jeune surfeur passe de l’écoute poli à l’ennui, puis carrément à l’agacement. En clair, j’ai l’impression que non seulement il se fait de plus en plus chier en écoutant deux anciens camarades de lycée évoquer leurs jeunes années, dans une langue qu’il ne comprend pas en plus, mais qu’il est de plus en plus crispé par notre complicité.
Aussi, certains de ses regards, lancés à Jérém, d’autres que je capte sur moi, me font me poser des questions. Est-ce qu’il ne s’en pose pas, lui, Ewan, des questions au sujet de ce pote qui débarque à l’improviste venant de l’autre bout de la planète, ainsi que sur cette complicité si évidente avec son mec ?
Ewan finit par prendre congé, nous souhaitant une bonne soirée. Jérém me lance « Je reviens », il disparait un moment, probablement pour aller s’excuser encore auprès d’Ewan pour l’avoir exclu de la conversation, pour le rassurer, pour lui faire un bisou, pour le serrer dans ses bras.
Lorsqu’il revient, il semble plus à l’aise. Et je suis interloqué dès les premiers échanges.
— Tu travailles toujours à Toulouse, dans le truc de l’eau ?
— Et tu habites toujours Martres ?
— Et comment va ton labrador… Galaak, c’est ça ?
Je suis surpris par la quantité d’informations qu’il connait à mon sujet, signe qu’il n’a jamais cessé de s’intéresser à moi, même à l’autre bout de la planète, même après toutes ces années.
— Mais qui t’a raconté tout ça ? j’ai envie de savoir.
— Mon frère ! Ça ne va pas que dans un sens, tu sais !
— Ah, sacré Maxime !
— Et tes parents, comment ils vont ?
— Pas mal, ils t’envoient le bonjour.
Ce soir, je suis ivre, presque assommé, plongé comme dans un état second par le vertige d’avoir retrouvé Jérém à l’autre bout du monde, et après tout ce temps. Je n’arrive toujours pas à croire que je peux le regarder, là, devant moi, derrière une bière. Et que je pourrais le toucher, le serrer fort contre moi, si je le voulais.
Ce qui me bouleverse le plus, c’est de mesurer le temps que nous avons passé loin l’un de l’autre, les choses que nous n’avons pas vécues ensemble pendant toutes ces années. Et de me dire qu’au fond, ça aurait été facile de faire en sorte que notre séparation ne soit pas aussi longue. Que ça aurait été facile de prendre un billet d’avion plus tôt, il y a des années déjà, qu’il aurait suffi que je vienne plus tôt pour le retrouver plus tôt. Je me dis que j’aurais dû venir dès que j’ai su qu’il était revenu en Australie, après le coming out de Rodney. Rodney ou pas Rodney, j’aurais dû venir le voir. Rodney ou pas Rodney, peut-être nous aurions pu nous retrouver.
Ou alors, j’aurais dû venir il y a cinq ans, quand j’ai appris qu’il n’était plus avec Rodney, quand j’ai appris qu’il était venu en France sans passer me voir. J’aurais dû venir pour lui demander pourquoi il n’était pas venu me voir. Il n’avait pas osé, j’aurais dû oser. Mais je n’ai pas osé non plus. Et je ne saurais jamais si on aurait pu se retrouver à ce moment-là.
C’est toujours tellement facile de faire le bon choix « a posteriori », quand on sait ce qui s’est passé, une fois délivrés de l’inconnu et des peurs de l’instant où nous avons eu à faire ce choix.
Au fond de moi je me dis que si c’était à refaire, je n’oserai toujours pas. J’ai passé toutes ces années à me dire que Jérém voulait garder ses distances avec moi. Et puis, il y avait ma souffrance, la souffrance jamais éteinte de la séparation. L’idée de le retrouver amoureux d’un autre m’était insupportable.
En fait, l’idée la plus insupportable de toutes était celle de le retrouver et de constater qu’il n’était plus amoureux de moi, de nous retrouver en tant qu’« ex ». Cette idée est toujours difficile à accepter, même aujourd’hui, même à cet instant. Mais le temps a apaisé ma souffrance.
Tout au long de cette nuit, je retrouve d’autres détails de sa personne, de sa présence. Ce petit grain de beauté au creux de son cou qui m’a toujours rendu dingue, le teint mâte de sa peau, quelques poils du torse qui dépassent du col de son t-shirt. Je retrouve le son de sa voix, ses intonations, désormais teintées d’un léger accent anglo-saxon. Mais aussi les expressions de son visage, sa façon de bouger, de manger. Et chacun de ces détails retrouvés appelle à des sensations jamais oubliées, à des souvenirs vivants, et provoque des déflagrations émotionnelles à répétition.
Peu à peu, je prends pleinement conscience d’une impression qui m’avait déjà saisi tout à l’heure, lorsque nous étions sur la plage. Le fait que le changement de Jérém est moins dans son allure que dans son attitude. Plus je l’observe, plus je l’écoute parler, plus je me rends compte que son insolence, son impulsivité, son impatience, tous ces traits marquants de son caractère d’antan, semblent avoir disparu.
Le Jérém d’aujourd’hui, à quelques mois de son 37ème anniversaire, semble avoir été adouci par les années. Dans son regard, dans son attitude, une certaine fragilité semble s’être installée. Une fragilité qui a toujours été en lui, mais qu’il cachait auparavant derrière une assurance de façade. Une fragilité que les coups de la vie ont mis à nu. Une fragilité qu’il semble désormais assumer.
Je repense au sublime petit con du premier jour du lycée, au jeune loup sexy et insolent que j’ai désiré pendant les trois ans du lycée, au serial baiseur que j’ai connu pendant nos révisions avant le bac, au Jérém amoureux pendant les dernières années de notre histoire. Toutes ces images, tous ces Jérémies se superposent dans mon souvenir.
Et lorsque je réalise qu’entre mon premier souvenir de Jérém et le Jérém que je retrouve aujourd’hui en Australie se sont écoulés près de vingt ans, mon esprit est saisi par un immense vertige.
Notre conversation est plus fluide en l’absence d’Ewan. Nous passons une bonne partie de la nuit à parler de ces dix dernières années que nous n’avons pas partagées, de ce que nous avons fait chacun de notre côté. Tout en évitant toujours aussi soigneusement d’aborder notre séparation, ainsi que nos histoires sentimentales successives. Cette nuit, nous avons avant tout besoin de nous apprivoiser à nouveau. Avant d’aborder, peut-être plus tard, les sujets qui demeurent toujours sans réponse entre nous.
Oui, cette nuit nous évitons d’évoquer les souvenirs qui peuvent faire mal, ceux d’après Ourson et P’tit Loup. Cette nuit, je ne lui apprends pas l’existence d’Anthony.
Mais Anthony « s’invite » à sa façon dans nos retrouvailles. Mon portable se met à sonner. Je coupe au plus vite, je le mets « en vibreur ». Mais quelques minutes plus tard, la vibration vient renouveler mon malaise.
— Tu peux répondre… me glisse Jérém, l’air détaché.
— C’est juste ma mère, je mens. Je la rappellerai demain, je mens encore. Tout en essayant de cacher mon embarras grandissant.
Mais j’ai l’impression de ne pas y arriver, j’ai l’impression d’avoir les joues en feu, j’ai l’impression que tout trahit mes mensonges. Je me sens mal vis-à-vis de Jérém, mais aussi d’Anthony.
En dépit de mon malaise, Jérém fait mine de ne rien remarquer.
J’ai tellement envie de le serrer dans mes bras et de le couvrir de câlins !
Et en même temps, je ne peux ignorer le fait que j’ai terriblement envie de lui.
Il est près de quatre heures du matin lorsque je l’entends me lancer :
— Allez, on va dormir…
Je suis un peu déçu que notre première soirée en soit déjà au coup de sifflet final. Je n’ai pas envie de me séparer de Jérém. Mais je tombe de fatigue et je le suis docilement vers la chambre d’amis.
Au moment de nous souhaiter bonne nuit, je croise son regard.
Ah, ce regard ! Il était déjà magnifique il y a vingt ans, lorsqu’il était le reflet de sa petit conitude, de son insolence, de son effronterie. Il est carrément insoutenable désormais, alors que les coups de la vie ont ajouté de la douceur à sa mâlitude, de la tendresse à sa sensualité, de la vulnérabilité à son assurance, de la gravité à son insouciance d’antan.
Je ne peux renoncer au besoin irrépressible de le prendre une dernière fois dans mes bras, et de le serrer très fort contre moi. Je suis bouleversé par le bonheur de sentir ses bras m’enserrer à leur tour. Le contact avec son torse puissant et chaud, la proximité avec sa mâlitude provoque en moi une émotion insoutenable. Je pleure en silence.
Quelques instants plus tard, Jérém a disparu dans le couloir, après avoir refermé la porte de la chambre derrière lui. Je reste là, debout, le cœur qui bat la chamade, le ventre balayé par les vents puissants d’envies complètement déraisonnables, à fixer la porte pendant de longues minutes. Jusqu’à ce qu’un silence parfait se fasse dans la maison.
Mardi 13 mars 2018, 10h49.
Lorsque j’émerge le lendemain matin, Jérém et Ewan sont déjà partis au taf. Jérém a laissé un mot sur la table de la cuisine.
« Fait comme chez toi. Vien au club à midi on dejeune ensemble ».
Son écriture n’a pas changé depuis le lycée. Elle a gardé quelque chose d’enfantin dans le trait, ainsi que ses erreurs d’orthographe. Elle est toujours aussi touchante à mes yeux.
Le temps de prendre un café et de m’habiller, je vais le rejoindre à Bells Beach.
Contrairement à la veille, en cette fin de matinée le club est bondé de monde. Jonglant entre les moniteurs, les surfeurs, les employés, et des gars qui ont tout l’air d’être des commerciaux, des publicitaires et/ou des journalistes, Jérém a l’air débordé et tendu. Le téléphone de l’accueil ne cesse de sonner, tout comme son téléphone portable à lui. Dans la pièce, le brouhaha est assourdissant. J’imagine que toute cette agitation est le raz de marée qui précède la fameuse compétition qui doit avoir lieu la semaine prochaine.
Je cherche Jérém dans ce fourmillement. Aujourd’hui, c’est t-shirt noir. Et le t-shirt noir lui va lui aussi toujours aussi fabuleusement bien.
Jérém est la cible de mille sollicitations, et il semble très tendu. On dirait un élastique sur le point de casser. Il est tellement absorbé par tout ce bordel qu’il ne m’a même pas vu arriver.
Ewan, de son côté, a l’air beaucoup plus détendu. C’est lui qui me capte en premier et qui vient me dire bonjour. Ce matin, son sourire est de retour, et son agacement de la veille semble avoir totalement disparu. Je lui explique que je voudrais me rendre utile, filer un coup de main, mais que je ne sais pas par où commencer.
Ewan appelle Jérém, qui vient nous rejoindre.
— Tu ne t’es pas tapé deux jours d’avion pour venir t’empêtrer dans ce bordel ! il me lance
(Non, je me suis tapé deux jours d’avion pour te retrouver !).
— Profite de ton séjour en Australie !
(Rester à tes côtés, est pour moi la plus belle façon de profiter de mon séjour en Australie).
— J’en profiterai plus tard. Dis-moi comment je peux vous aider, j’insiste.
Finalement, Jérém me demande d’aider Emily, c’est le prénom de l’employée que j’avais aperçu la veille dans le magasin, à trier et ranger du matériel de surf. Emily se révèle être une nana plutôt sympathique, ainsi nous travaillons en bonne entente pendant un bon petit moment.
A la machine à café, Jérém m’explique la situation.
— Une grande compétition de surf va avoir lieu à Bells Beach la semaine prochaine. Les sponsors et les organisateurs de la compétition se tirent la bourre pour se mettre au premier plan. Les journalistes veulent des infos, ils me saoulent. Je n’ai jamais aimé donner des interviews, et j’aime toujours pas, et encore moins en anglais !!! J’en ai marre !!!
— Mais c’est une compétition si importante ?
— L’une des plus importantes d’Australie, et l’une des plus réputées au niveau mondial. Le gratin des surfeurs de la planète entière va débarquer sur cette plage en fin de semaine. Ça va être un bordel monstre !
— Je veux t’aider, Jérém. Dis-moi ce que je peux faire !
Ewan et Jérém finissent par décréter que deux bras de plus au club ne seront pas de refus, surtout pendant ces quelques jours de préparation de la compétition.
Ce soir, après qu’Ewan soit parti se coucher, Jérém me parle longuement de l’Australie. Au fil de son récit, je réalise à quel point il a aimé découvrir ces paysages, ces décors, ces grands espaces, prendre un nouveau départ, redevenir anonyme, rencontrer plein de gens différents, apprendre une autre langue, découvrir une autre culture, une autre ouverture d’esprit.
Sans qu’il prononce la formule « bout du monde », je comprends qu’il a ressenti cette même sensation qui m’a cueilli dès que j’ai posé le pied en terre australienne. Cet état d’esprit si particulier, une sorte de « saudade » des antipodes, entre nostalgie d’un bonheur perdu et envie irrépressible d’un sursaut vital vers l’avenir.
Je suis fasciné par son récit. Tout comme je le suis de sa façon de fumer, plus sensuelle que jamais. La sensualité est dans la lenteur du mouvement, dans ces inspirations voluptueuses, ces longues pauses, ces lentes expirations. Elle est dans l’attitude, une sorte d’abandon de toute sa personne, le regard dans le vide, et dans le silence absolu par lequel ce moment est enveloppé.
— Pourquoi l’Australie ? je m’entends le questionner. Je veux dire… pourquoi tu as choisi l’Australie parmi d’autres destinations ?
Sa réponse vient après une nouvelle, lente expiration de fumée grise.
— Parce qu’un jour j’ai croisé un gars qui venait d’y passer un an. Il avait l’air de dire que ça lui avait fait un grand bien de venir ici. Il regrettait carrément d’être retourné en France. Alors, quand j’ai eu besoin de prendre l’air, je me suis souvenu de ce qu’il m’avait raconté et j’ai voulu venir à mon tour me perdre ici.
— Et tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— J’ai trouvé le calme qu’il me fallait…
— Pourquoi tu es revenu en France, alors ?
— Tu te souviens de cette soirée à Toulouse après mon retour d’Australie ?
— Je m’en souviens comme si c’était hier ! Depuis près de onze ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je me demande pourquoi tu m’as dit que tu voulais renoncer au rugby, et rester avec moi, alors que quelques semaines plus tard tu étais à Londres, chez les Wasps, et en couple avec Rodney !
— Ce soir-là, j’étais sincère.
— Et qu’est-ce qui s’est passé alors, pour que tu changes tes plans du tout au tout ?
— Ce soir-là, tu m’as dit que si j’avais renoncé au rugby j’aurais été malheureux.
— Je me souviens…
— Tu m’as fait regarder la réalité en face. Et la réalité c’était que je n’aurais pas supporté de rester en France et d’être regardé comme « le mec qui avait foiré sa carrière parce qu’il était pédé ». Et je n’aurais pas supporté non plus de regarder mes potes continuer à jouer, alors que j’avais tout perdu.
Le lendemain de cette soirée, je ne savais vraiment pas quoi faire. Je ne voulais pas te perdre. Mais je ne pouvais pas me résigner à renoncer au rugby. Pas à ce moment-là, pas encore, alors que j’étais au top de ma forme physique ! Pas parce que les autres m’y obligeaient.
Alors, je suis parti à Londres pour rencontrer le coach des Wasps. J’espérais qu’il m’aide à prendre une décision. Je lui ai dit « qui » j’étais, je lui ai raconté ce qui m’était arrivé à Paris. D’un côté, j’espérais qu’il m’offrirait une deuxième chance. Mais au fond de moi, je m’attendais à ce qu’il tique, de peur que le harcèlement me rattrape même dans son équipe, et que ça m’empêche de faire le job. S’il m’avait dit que j’étais foutu en tant que joueur, ça aurait mis un terme à mes ambitions.
Mais le coach m’a dit : « Si j’arrive à te faire recruter, tu joues du mieux que tu peux, et tu te fiches du reste. Et si on te fait chier, tu viens me voir, je m’en occupe personnellement ! ».
L’après-midi, il m’a fait participer aux entraînements de l’équipe. C’est là que j’ai rencontré Rodney. Rodney est un garçon adorable. On a sympathisé tout de suite. Le soir même, il m’a proposé de crécher chez lui en attendant de voir venir.
Le lendemain, le coach avait convaincu la direction de m’engager à l’essai. En tout juste 24 heures, ma vie avait basculé. J’ai enfin recommencé à croire que j’y arriverais. Et que je pouvais emmerder tous ceux qui m’avaient humilié, que je pouvais faire bien mieux que tous ces cons. Et cette idée me faisait un bien fou.
La clope de Jérém arrive à sa fin. Il expire un dernier nuage de fumée avant d’écraser son mégot.
— Je ne savais pas comment t’annoncer que je ne reviendrais pas en France, et encore moins que j’étais avec un autre gars, alors que quelques jours plus tôt je t’avais promis de ne pas partir, et de rester avec toi. J’ai été lâche. Comme d’hab.
Mon esprit semble flotter, poussé par les mots de Jérém, porté par le calme et le silence presque irréel de cet endroit. Ici, cette nuit, le temps semble s’écouler au ralenti. Et mes pensées, mes émotions semblent elles aussi peu à peu s’adapter à ce rythme, à cette douceur.
— Rodney était l’un des meilleurs joueurs de sa génération, il continue. Il était aussi le capitaine de l’équipe, l’une des plus grandes d’Angleterre. En plus, c’est un garçon très charismatique, droit dans ses bottes, et il a le cœur sur la main.
A côté de ça, il est gay, et il s’assumait sans faire des vagues. Tout le monde était au courant, mais tout le monde le respectait. Personne n’aurait pensé à l’emmerder.
Jusque-là, je n’avais entendu que du mépris dans le milieu sportif pour les gars comme nous. Et je m’étais toujours senti en danger. Et là, entre la côte de Rodney et le soutien du coach, je me suis dit que personne n’aurait osé me faire chier. Pour la première fois dans ma vie, je me suis senti en sécurité. Tant que j’étais avec Rodney, j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien m’arriver.
— Rodney a réussi là où j’ai échoué, je considère tristement.
— Eh, Nico ! Ne dis pas ça ! Tu m’as aidé, tu m’as soutenu, tu m’as fait m’accepter tel que je suis. Tu as toujours été là quand j’avais besoin de toi, alors que je t’en ai fait baver plus que de raison.
Jérém marque une nouvelle pause, scandée par le rythme à trois temps de la cigarette.
— De toute façon, ce n’était qu’une illusion…
— Quoi donc ?
— Quand ces putains de photos sont apparues, j’ai cru que le ciel me tombait sur la tête. Je me suis senti humilié comme jamais. Je me suis senti à poil devant la terre entière. J’ai compris que je ne serais en sécurité nulle part, que la faute d’être pédé me suivrait où que j’aille, quoi que je fasse. Je savais que je ne me relèverai pas de ça, et que c’était la fin de ma carrière au rugby. J’étais démoli.
Et Rodney, lui, il vivait ça très bien, il prenait ça avec le sourire. Je ne comprenais pas comment il pouvait rester si cool. Quand il a accepté de faire son coming out devant les caméras, je me suis senti encore plus mal, car je savais que cela attirerait encore l’attention sur moi. Et moi je voulais juste qu’on m’oublie !
— Je trouve qu’il a été courageux de faire ce qu’il a fait, je considère. Il a été couillu de se montrer à la télé « la tête haute » et de dire « je suis gay, et alors ? », et d’attirer l’attention sur le fait qu’on peut être gay et être un excellent sportif. C’était un message d’encouragement aux sportifs qui vivent cachés de peur de voir leur carrière brisée à cause de ce qu’ils sont. Je l’ai trouvé juste, ferme, sincère.
— Je sais qu’il a fait ce qu’il fallait. Mais sur le coup, je n’avais pas la lucidité de l’admettre.
— J’imagine que ça n’a pas été facile de supporter toute cette exposition médiatique, je considère.
— C’était affreux ! J’ai cru devenir fou. Alors, j’ai voulu fuir le plus loin possible. J’ai repensé à mon voyage en Australie deux ans plus tôt, j’ai repensé à comment je m’y étais senti bien, loin de tout. Je me suis dit que j’y serais bien à nouveau, et que ce serait plus facile de surmonter ce qui m’arrivait.
— Que ce serait plus facile avec Rodney… je m’avance.
— J’ai été étonné qu’il vienne me rejoindre.
— Il t’aimait…
— Je crois, oui, je crois qu’il m’aimait.
— Et toi, tu l’as aimé ? je veux savoir.
— Rodney a beaucoup compté pour moi. C’est en bonne partie grâce à lui si j’ai pu retrouver mon niveau sportif d’avant l’agression…
— Je te demande si tu l’as aimé, j’insiste.
— Je crois que j’aimais surtout sa façon de rendre les choses simples, de me redonner espoir, et de me faire me sentir bien. J’aimais sa générosité et j’admirais sa capacité à concilier sa vie privée et sa carrière.
Je comprends sa souffrance de l’époque, je la touche de près. Et je comprends aussi qu’il ait pu trouver en Rodney un soutien que je n’aurais jamais pu lui apporter.
— Tu sais, raccrocher le maillot a été vraiment très dur. J’ai bossé dur, très dur. Je voulais y arriver coûte que coûte. Et j’y suis arrivé. J’ai eu une belle carrière. J'ai porté des maillots prestigieux, j'ai joué dans des stades de dingue. J'ai été champion de France avec des gars en or. Je n’oublierai jamais la sensation quand j’ai soulevé le bouclier de Brennus. J’étais si heureux ! J’ai joué dans le XV de France, j'ai gagné un Tournoi des Six Nations et j'ai même joué en Coupe du monde.
Le plus dur a été d’accepter l’injustice de me voir privé de ma carrière parce que j’étais pédé. Et accepter que le rugby continue sans moi.
Je n’allais pas bien, j’ai fait la misère à Rodney. Pourtant, ce mec a tout fait pour me faire me sentir bien. Lui aussi, je l’ai fait souffrir. De toute façon je ne sais que faire du mal aux personnes qui m’aiment. Tu es bien placé pour le savoir.
La compétition approche, les préparatifs s’intensifient, le stress monte. Le club devient un hall de gare aux va-et-vient incessants. Le téléphone chauffe. De plus en plus de monde envahit cette plage paisible. Les organisateurs installent des chapiteaux, des estrades, des gradins, des aménagements de sponsoring. Des enceintes puissantes émettent de la musique si fort qu’elle couvre même le bruit des vagues.
Jérém ne quitte pratiquement plus la plage. Grandes lunettes de soleil sur le nez, la plupart du temps en t-shirt blanc, il lui arrive parfois de se laisser surprendre torse nu. Je peux ainsi constater que sa plastique a évolué, que ses muscles ne sont plus aussi saillants que lorsqu’il était rugbyman, mais que son torse demeure très bien dessiné. Et que dans sa toison mâle, tout comme dans sa chevelure et sa barbe, quelques poils blancs ont trouvé le moyen de se faufiler. Ce qui n’empêche pas sa peau bronzée, ses pecs et ses tétons de demeurer furieusement appétissants.
La maturité lui va si bien. A l’aune de ses 37 ans, Jérém est plus séduisant que jamais.
Parfois, la nuit, je ressens un pincement au cœur en entendant des petits bruits venant de la chambre de Jérém et d’Ewan, et en m’imaginant qu’ils font l’amour.
Bells Beach, le vendredi 16 mars 2018.
L’ambiance à Bells Beach est de plus en plus survoltée. Peu à peu, tout se met en place. Jérém est toujours autant débordé. Mais il a l’air plus serein, plus détendu.
Au détour d’une conversation, presque de but en blanc, Jérém me glisse une petite phrase qui m’émeut aux larmes.
— Je suis content que tu sois là.
— Si tu savais comme je suis content d’être là, moi aussi !
Dimanche 18 mars 2018.
Bells Beach, le mardi 20 mars 2018 et suivants.
Jour après jour, la compétition se passe sans accrocs. Pas d’accident grave, pas de débordement. Dans ce cadre naturel magnifique, sur cette plage entre falaise et océan, balayée par la puissance du vent et des vagues, l’ambiance est cosmopolite.
Jérém et Ewan sont très occupés, beaucoup de monde vient les voir, s’adresse à eux pour la logistique.
Un jour, je me retrouve seul avec Ewan, Jérém étant parti faire une course. Soudain, je panique à l’idée de rester seul à seul avec lui. Je redoute les questions qu’il pourrait me poser seul à seul.
Et ça ne rate pas.
— Nîcô ! il s’adresse à moi, en faisant bien claquer les voyelles, une poignée de secondes après que Jérém ait passé la porte du club.
— Thank you for helping us, il enchaîne.
— You’re welcome ! je lance, sur un ton badin, tout en sachant que cela ne va pas éviter « la suite », cette explication que je sens dans l’air depuis quelques jours déjà.
— Jérémy told me that you were in love in high school.
— Yes, we were, j’admets.
— But now, he is really in love with you, je m’empresse d’ajouter. And I’m so happy for you, for both of you.
— Thank you, Nico. I’m sure he was really in love with you too.
— He did, yes, he did. But this is the past. We are friends now.
Chaque soir, c’est la fête sur la plage au frais des sponsors qui ne lésinent pas sur les moyens.
Mais le dernier jour de la compétition est clôturé par une soirée hors-normes. Le stress est retombé pour tout le monde et l’ambiance est vraiment à la fête. Un DJ de marque est derrière les platines, il y a des danseuses, des lumières, et la boisson coule à flots.
Ce soir Jérém arbore une belle chemise noire manches courtes, le col ouvert sur trois boutons, laissant une belle vue sur la naissance de ses pecs et sur leur délicieuse pilosité, ainsi que sur sa chaînette de mec. Un short blanc et une casquette noire, portée à l’envers, complètent sa tenue de bogoss.
Le beau brun a changé sur beaucoup de points, mais pas sur sa faculté à se mettre en valeur sans grand effort. C’est l’une des propriétés de la bogossitude.
Pour lui aussi le stress vient de retomber, après une période particulièrement intense. Lui, qui a été plutôt raisonnable pendant toute la durée de la manifestation, se lâche ce soir. A dix heures, il est déjà bien démarré. A minuit, il est bien éméché.
C’est vers une heure du matin que je perds sa trace. Je me balade partout dans la fête, je commence à m’inquiéter, je l’appelle sur son portable, il ne répond pas.
Je finis par le retrouver, seul sur la plage, au bord de l’eau, à l’écart de la fête.
— Tu fais quoi, la, tout seul alors que tout le monde fait la fête ?
— Je réfléchis.
— Tu réfléchis à quoi ?
— C’est rien, juste un petit coup de blues. Allez, on y retourne, il me lance, comme pour éviter une discussion qu’il n’a pas envie d’affronter.
Ce « petit coup de blues » me touche, m’intrigue. Je le sens depuis mon arrivé, il est des mots qui ont besoin de sortir, mais qui sont toujours restés bloqués au fond de sa gorge.
Dans un peu plus de 24 heures, je serai dans l’avion qui me ramènera en France. Et Jérém restera ici, en Australie. Nous nous reverrons peut-être dans onze ans. Ou peut-être jamais. Alors, j’ai besoin de savoir.
Mais Jérém est déjà loin, et je n’ai pas le courage de le rattraper.
Il est déjà quatre heures du matin, et je tombe de fatigue. Je lui envoie un message pour lui dire que je rentre, et je prends la route dans la foulée.
Bellbrae, le mercredi 29 mars 2018, 11h07.
Sur la « Great Ocean Road », le soleil est chaud, le ciel d’un bleu intense. Pour mon dernier jour ici, l’Australie m’offre une journée magnifique. Je sais que ce sera un déchirement de partir, de quitter cette terre du bout du monde qui m’a ravi le cœur. Je sais que ce sera un crève-cœur de remettre près de 20.000 bornes entre Jérém et moi.
J’ai envie de pleurer, mais j’essaie de profiter de ces derniers instants avec lui, de graver son image dans ma mémoire. L’image de Jérém à 37 ans, avec ses lunettes noires et son t-shirt blanc furieusement sexy sur sa peau mate et bronzée, tenant fermement le volant, sur fond d’océan de de vagues et de ciel bleu. Un Jérém cabossé par la vie, mais qui a retrouvé le sourire. Je me risque à prendre une photo, il me sourit.
Nous roulons pendant des heures le long des falaises abruptes qui surplombent l’océan. Nous faisons une première escale à Apollo Bay, un site spectaculaire composé de deux plages immenses balayées par de belles vagues et animées par la présence de nombreux surfeurs.
Pour la prochaine étape de notre périple, Jérém m’amène au « London Bridge », un site naturel jadis caractérisé par un pont naturel à double arche jusqu’à l’effondrement de l’une des deux voûtes dans les années ’90.
C’est vers la fin de l’après midi que nous arrivons à « Twelve Apostles ». Les « apôtres » ne sont pas 12 mais 8 et sont représentés par de grandes aiguilles calcaires balayées par les vagues.
Nous descendons à la plage. Jérém s’assoit sur le sable, je m’assois à côté de lui. Il s’allume une clope, la fume lentement, le regard perdu vers l’océan.
— J’adore cet endroit. Je viens ici quand je ne suis pas bien, il me glisse.
— Ça t’arrive souvent ?
— De venir ici ?
— Euh… oui…
— Moins, maintenant…
Je ferme les yeux et je me concentre sur le bruit du vent et des vagues, la bande son de mon séjour en Australie. Et je suis happé par un constat, par une pensée troublante. Je réalise que ces vagues étaient là bien avant que Jérém et moi ne voyions le jour. Qu’elles l’étaient quand nous avons fait nos premiers pas, quand nous avons prononcé nos premiers mots, quand nous avons ressenti notre première émotion en regardant un garçon, quand nous nous sommes rencontrés et quand nous avons fait l’amour. Elles étaient là au temps d’Ourson et P’tit Loup, elles ont survécu à leur séparation. Et elles seront toujours là bien après que de nous il ne restera plus le moindre souvenir. Un constat qui me donne le vertige, comme une vision de l’Eternité et de la finitude de l’existence.
Ça va me manquer, tout ça, les couleurs, les sons, les paysages de ce Pays du bout du monde. Et mon Jérém, il va me manquer à en crever.
— Je suis désolé… je l’entends se lancer, puis s’arrêter net, comme s’il n’osait pas aller au bout de ses propos.
Les secondes s’écoulent et plus rien ne vient, à part la voix des éléments. Je ne veux pas le brusquer, ça viendra quand il sera prêt.
— Je regrette d’être parti après ce qui nous est arrivé à Paris. J’aurais dû rester avec toi, comme je te l’avais promis…
— J’aurais tellement aimé que tu restes. J’avais tellement besoin de toi à ce moment-là !
— Et moi, j’avais besoin de toi.
— Mais tu avais encore plus besoin de continuer ta carrière au rugby.
— Quand on est jeunes on ne mesure pas bien la valeur des choses de la vie.
— Qu’est-ce que tu m’as manqué, Jérém !
— Toi aussi tu m’as manqué, Nico.
— Pendant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à toi, je pleure.
— Moi non plus.
C’est maintenant ou jamais. C’est le moment de poser LA question qui m’a hanté depuis des mois et qui est l’un des moteurs qui m’ont poussé à traverser la planète pour venir à sa rencontre.
— Pourquoi tu n’es pas venu me voir quand tu es revenu en France après le départ de Rodney ?
— Un jour je me suis rendu dans la rue de tes parents et j’ai surveillé la maison pendant des heures, en espérant te voir. Et je t’ai vu rentrer avec des sacs de courses. Mais je n’ai pas pu sortir de ma voiture.
— Je ne t’ai pas vu… je sanglote, assommé par ses mots.
— Quand Rodney est parti, j’ai voulu revenir en France. J’ai voulu venir te retrouver. Mais une fois sur place, je me suis dit que je n’avais rien à t’offrir. Je n’avais pas de projet, tout ce que j’avais était ma colère d’avoir été privé du rugby.
— Ta présence m’aurait suffi !!!
— Je n’avais pas le droit de me pointer comme une fleur après le départ de Rodney, après ce que je t’avais fait vivre.
— Si, tu avais le droit !
— Et puis, de toute façon, au bout de quelques jours en France, j’ai compris que je n’y serais toujours pas bien.
— Tu aurais dû venir me voir quand-même !!! je me désespère.
— Et pour te proposer quoi ? De tout quitter pour venir t’installer avec moi, ici ?
— Je t’aurais suivi sur la Lune s’il l’avait fallu !
— Crois-moi, à cette époque, je n’étais pas un cadeau ! Si j’étais venu te voir à ce moment-là, nous aurions fini par nous fâcher et nous quitter.
— Comment tu peux être si sûr de ça ?
— Je n’étais pas bien. Et tu sais à quel point je peux être insupportable quand je ne vais pas bien. Tu aurais fini par partir, comme Rodney. On aurait tout gâché, même les souvenirs de notre première histoire.
Je pleure, j’en tremble. Jérém se glisse derrière moi, et me prend dans ses bras. Le souvenir remonte d’un jour lointain, celui d’une même accolade, devant un autre spectacle naturel majestueux, celui de la grande cascade de Gavarnie.
— En vrai, quand j’étais avec toi, j’avais tout ce qu’il me fallait, je l’entends me glisser à l’oreille. Il fallait juste que je cesse d’avoir honte de moi.
— Est-ce que tu as cessé d’avoir honte ?
— Je crois que j’y suis arrivé, oui. Mais il a fallu que je touche le fond d’abord. Et je ne voulais surtout pas t’entraîner avec moi !
— Tu es heureux avec Ewan ?
— Je crois, oui, il admet, avant d’ajouter : Et toi, tu es heureux avec le gars qui n’arrête pas de t’appeler ?
— Je crois, oui, j’admets à mon tour.
Lui comme moi, nous avons fini par jouer cartes sur table.
— Je suis sûr que c’est un bon gars, il me glisse. Et il a de la chance de t’avoir rencontré.
— Ewan aussi a beaucoup de chance…
— Je ne sais pas. Je crois que c’est moi le plus chanceux. Il est arrivé pile au bon moment dans ma vie.
— On aurait pu être heureux tous les deux, je considère tristement.
— On aurait pu, oui. Et nous l’avons été. Mais c’était une autre époque de notre vie.
Sur cette plage du bout du monde, nous sommes deux hommes à l’aune de leur quarantaine qui contemplent les enfants amoureux qu’ils ont été.
Je suis content d’être venu, d’avoir traversé la planète pour revoir le premier garçon que j’ai aimé dans ma vie. J’avais besoin de savoir ce qui restait entre Jérém et moi. Je le sais désormais. Nous le savons.
Nous savons l’un comme l’autre qu’une infinie et inaltérable tendresse nous lie pour toujours.
Et nous savons également tous les deux que ça, personne ne pourra nous le voler.
Même pas le Temps.
Et je me souviendrai
https://www.youtube.com/watch ?v=R0cfZczo4yk
Je me souviendrai
De la force que tu m'as donné
De l'amour que tu m'as donné
De la façon dont tu m'as changé
J'ai appris à lâcher prise
A voyager en silence
Et je me souviendrai du bonheur
Je m'en souviendrai
Maintenant, j'ai enfin une raison pour laquelle
Me souvenir
Souviens-toi
Une nouvelle fois aujourd’hui, je cherche mon vol sur le tableau des départs. La porte d’embarquement n’est pas encore affichée. Normal, je viens d’atterrir et mon escale est de plus de trois heures. Il va falloir attendre.
Pour tromper le temps, je m’installe à une terrasse de café. En buvant mon cappuccino, j’observe le flux ininterrompu de voyageurs qui transitent dans les deux sens de ce grand couloir, qui se croisent sans jamais se rencontrer, et souvent sans même se voir. Certains se pressent, d’autres avancent avec nonchalance.
J’ai toujours adoré l’ambiance si particulière des aéroports, ou des gares, cette ambiance de « départ » vers d’infinis « ailleurs », avec toutes les possibilités que cela ouvre.
Bien entendu, mon attention et mon émotion sont tout particulièrement attirées par les beaux garçons. Et dans un aéroport international, il y en a, des beaux garçons.
Mon regard est capté, aimanté par une Bogossitude pendant quelques secondes à peine, le temps qu’elle pénètre, traverse et quitte mon champ de vision comme un étoile filante. Un brushing, un regard, une barbe, une façon de marcher, de porter un t-shirt. Des épaules solides, une plastique bien proportionnée, un tatouage, un brillant à l’oreille, une chaînette. Parfois un détail suffit pour m’enivrer du Masculin.
Depuis ma position stratégique, j’ai l’impression de prendre des gifles en rafales incessantes.
Ça me donne le vertige d’imaginer les attentes de tous ces voyageurs, leur état d’esprit vis-à-vis de leurs déplacements. Vers quelle destination se dirige ce petit con, cette formidable petite tête à claques ? Vers qui se dirige ce beau petit brun barbu à casquette à l’envers ? Quelles attentes, quels espoirs placent-ils dans leurs voyages vers « Je-ne-sais-pas-où » ?
En attendant mon vol, je repense également à ces premiers mois de l’année 2018.
Début février 2018.
Pendant ces dernières années, l’écriture m’a beaucoup aidé. Elle a été la béquille de ma phase de rééducation sentimentale après le départ de Jérém. Elle m’a accompagné jour après jour. Elle est devenue comme une amie fidèle à laquelle je me confiais. Et maintenant, après lui avoir tout confié, je ressens un grand vide intérieur. Et je me sens seul, très seul.
Anthony me manque beaucoup. D’autant plus qu’avec six heures de décalage horaire entre Toulouse et New York, il n’est pas toujours évident de garder le contact.
Au fil du temps, nous testons toutes les combinaisons possibles.
Au saut du lit, le mien, vers 6 heures. A New York, il est minuit. J’ai la tête dans le coltard, alors qu’Anthony a la tête d’un petit mec à qui on envie de faire l’amour.
Au saut du lit, le sien, alors que chez moi, c’est la pause déjeuner. J’ai envie de le prendre dans mes bras et de le couvrir de bisous, il est pressé de démarrer sa journée.
A sa pause déjeuner. Chez moi, il est entre 18 et 20 heures, je viens de rentrer du taf. Ce serait le moment le plus cool des journées en semaine. Le fait est qu’Anthony est tellement accaparé par ses dessins qu’il en oublie parfois même le repas de midi.
A la sortie de son taf, s’il ne rentre pas trop tard, pas trop après 18 heures. Chez moi il est minuit ou plus. J’ai envie d’aller au lit, alors qu’il a encore des courses à faire, un métro à prendre pour rentrer.
Heureusement, pendant le week-end nous pouvons parler plus tranquillement.
Mais malgré ça, nous sommes en déphasage perpétuel.
Un déphasage qui empire avec le temps. Car le décalage horaire n’est pas la seule complication liée à la distance. A cela s’ajoute le fait de ne rien partager au quotidien, ce qui finit par assécher nos sujets de conversation.
J’ai peur qu’Anthony s’éloigne de moi. J’ai l’impression de m’éloigner de lui. Et j’ai peur que, malgré mes efforts pour cacher ma mélancolie, il capte que je ne vais pas bien.
Car je ne vais pas bien.
C’était illusoire de ma part de me dire que d’écrire le dernier chapitre de mon histoire avec Jérém m’aurait aidé à tourner la page pour de bon. Après un premier soulagement, mes regrets et ma frustration sont revenus. Ce que Charlène m’a appris m’a bouleversé plus encore que je ne l’ai cru sur le moment.
— J’ai toujours pensé qu’il était venu surtout pour te retrouver. Mais il était trop mal, il était trop déçu de lui-même, et il s’est dégonflé. Il se voyait comme un looser et il ne voulait pas que tu le voies comme ça. Jérém a eu peur de ton regard. Il a eu peur que tu le rejettes. Et ça, il n’aurait pas supporté.
Ce sont ces mots qui font le plus mal, qui m’ont le plus bouleversé. Que Jérém ait pu penser que je pourrais le rejeter, que je ne l’aimerais plus parce qu’il avait tout perdu du prestige de sa vie d’avant, parce qu’il n’arrivait pas à remonter la pente.
J’y pense sans cesse. Et à chaque fois, j’ai envie de pleurer, j’ai envie de hurler.
J’en perds mon équilibre émotionnel, j’en perds carrément mon appétit et mon sommeil. Je n’aurais pas dû aller fouiller dans le passé. A croire que parfois il vaut mieux rester avec des questions qu’avoir trop de réponses.
Mi-février 2018.
J’ai de plus en plus de mal à cacher mon mal être à Anthony. Pour l’instant, il se contente de me demander si je vais bien. Et moi, je me contente de lui répondre que oui, je vais bien, que je suis juste un peu fatigué. Je redoute le moment où il me posera des questions plus précises.
Pendant ce temps, le jeune dessinateur s’installe à New York. Il a posé ses valises dans la famille de son frère, il adore son travail qui est aussi sa passion, et il est en train de se faire de nouveaux potes. Malgré nos échanges quotidiens, malgré ses « tu me manques », « je t’aime, Nico », je le sens de plus en plus inquiet.
Je m’en veux de le faire s’inquiéter à 6000 bornes de distance. Je m’en veux de lui faire de la peine.
Par moments j’ai l’impression qu’il s’éloigne de moi. Je me fais des idées, assurément. Je ne suis pas bien, et tout me paraît noir.
Je ne veux pas perdre Anthony. L’idée de le retrouver me fait du bien. Je me dis que ma mélancolie se calmera quand je serai dans l’avion pour New-York.
Un peu plus tard en février 2018.
Les jours passent, et ça ne va pas mieux. Désormais, mon mal-être je le porte sur moi. Je me regarde dans le miroir, et je vois un zombie. Mes parents l’ont relevé, mes collègues aussi. Et Anthony ne tarde pas à le relever à son tour. Lors d’un appel en visio, il finit par me lancer :
— Dis-moi ce qui ne va pas, Nico.
Et avant que j’aie pu commencer à dégainer des excuses vaseuses, il enfonce le clou :
— Et ne me dis pas encore que c’est la fatigue, parce que c’est pas ça. Je vois bien que quelque chose te tracasse. C’est depuis le réveillon que tu as changé. Si tu es allé voir ailleurs, tu peux me le dire.
— Non, c’est pas ça.
— Et c’est quoi, alors ?
Au bord des larmes, je décide d’être franc avec lui.
Dimanche 11 mars 2018, 14h34.
Avec une petite demi-heure de retard, mon avion va enfin décoller de l’aéroport de Hong Kong. C’est la dernière ligne droite vers Melbourne. Neuf heures de vol sans escale.
Jérém n’est pas au courant de ma venue. Il aurait à coup sûr tenté de m’en dissuader, et il aurait été capable d’y parvenir. Je ne sais pas comment vont se passer ces retrouvailles. En attendant, je traverse la planète tout entière sans savoir ce que je vais trouver au bout de mon périple. Si ça se trouve, il n’y aura qu’un immense précipice. S’il le faut, je ne vais même pas pouvoir l’approcher. S’il le faut, la présence d’Ewan sera un obstacle insurmontable. S’il le faut, Jérém m’en voudra de cette « intrusion » dans sa nouvelle vie.
J’ai passé deux heures à regarder des gens défiler dans le hall de l’aéroport en me demandant quelles étaient leurs attentes vis-à-vis de leurs destinations. En réalité, je ne sais même pas exactement quelles sont les miennes.
Je crois que j’ai besoin de revoir Jérém une dernière fois.
J’ai besoin de lui parler, d’avoir des réponses à des questions qui me hantent toujours. J’ai besoin d’entendre ses mots.
J’ai besoin de dissiper les malentendus, de lui dire que jamais il n’aurait dû craindre et que jamais il n’aura à craindre mon regard.
J’ai besoin de savoir ce que nous serons dorénavant. Je ne veux surtout pas que nous ne soyons « rien ». Notre histoire ne peut pas se terminer ainsi, dans un silence infini et assourdissant.
Le personnel de bord nous fait la démonstration usuelle des gestes d’urgence, tandis que l’avion se positionne pour le décollage.
Une minute plus tard, les moteurs s’emballent, l’accélération me colle à mon dossier. Le moment où l’avion lève le nez et quitte le sol est toujours une expérience un tantinet bouleversante.
Ça y est, c’est parti. Dans 9 heures, je serai plus proche de Jérém que je ne l’ai été depuis onze ans. Dans moins de 24 heures, je pourrai le voir de mes propres yeux, entendre sa voix, croiser son regard, après onze ans de « black out ».
Comment va-t-il réagir en me voyant débarquer ?
Maintenant, ce n’est plus qu’une question d’heures pour en avoir le cœur net.
L’avion se stabilise en altitude. Mon esprit, mon cœur, mes tripes entrent en résonance. Je ne sais pas si je suis en train de faire la bonne chose.
Je m’en veux d’imposer ça à Anthony.
Je repense à notre dernière conversation avant mon départ.
— Visiblement, il y a des choses non réglées entre ton ex et toi. Je pense qu’il faut que tu les règles.
— Je ne veux pas te perdre.
— Fais ce que tu as à faire, Nico. Je suis bien placé pour savoir que tant qu’on n’a pas fait la paix avec son passé, il revient toujours nous hanter.
Quelle sagesse, quelle grandeur d’esprit dans ce jeune, adorable garçon.
— Je t’aime, Nico.
— Moi aussi je t’aime, Anthony.
— Je t’attendrai, Nico.
Malgré ses mots, il y avait dans son regard triste une immense inquiétude. Son regard triste, mon déchirement intérieur je les porte avec moi, dans mon cœur, à 10000 bornes de chez moi, à 10000 mètres d’altitude.
Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 1h45.
Il fait nuit lorsque je pose le pied en terre australienne. Ces deux jours de voyage et toutes ces heures de décalage horaire m’ont mis KO. A bout de forces, je prends un taxi pour rejoindre l’hôtel que j’ai réservé. Je ne mange même pas. Je tombe sur le lit et je m’endors instantanément.
Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 13h22.
Je n’émerge qu’en début d’après-midi, après quelque douze heures de sommeil. Après avoir pris un repas copieux, je ne sais pas quoi faire. En fait, je me sens un peu perdu. Même complètement perdu. J’avais prévu de louer une voiture pour aller à Bells Beach au plus vite. Mais là, j’hésite. Ma détermination flanche. Ces retrouvailles que j’ai appelées de toutes mes forces, cette motivation, cette évidence, cette urgence, cette nécessité qui m’ont poussé à traverser la planère tout entière pour aller à la rencontre de Jérém semblent complètement éclipsées par l’inquiétude vis-à-vis de sa réaction lorsqu’il me verra débarquer à l’improviste.
J’envisage d’attendre le lendemain pour pouvoir m’y préparer davantage. Mais au fond de moi, je sais que je ne serai jamais prêt pour ces retrouvailles. Et que je n’ai pas de temps à perdre.
Alors, malgré la fatigue persistante liée au décalage horaire, je décide de foncer.
Il me faut un certain temps pour me familiariser avec la conduite à gauche, ainsi qu’à son corollaire – les ronds-points à l’envers, les priorités à l’envers – tout comme avec la boîte automatique de ma voiture de location.
Mon trajet vers Bells Beach m’amène à parcourir une centaine de bornes en marge de l’immense Baie de Port Philip. Les paysages, la végétation, l’architecture du bâti, la configuration et la signalétique des routes, les toponymes, les couleurs, la lumière : ce sont autant de signes caractéristiques d’un lieu, autant d’éléments contribuant à cette sensation de « bout du monde » qui nous saisit lorsque nous découvrons un pays lointain.
Et dans cette terre immense à l’autre bout de la planète, au fil de ces grands espaces agricoles inhabités que je rencontre sur mon parcours, tout m’apparaît si différent, si nouveau, si fascinant. Un émerveillement qui arrive pendant un temps à détourner ma conscience de ses inquiétudes vis-à-vis des retrouvailles qui m’attendent au bout de ce trajet.
Je me demande comment il a changé en onze ans. J’imagine qu’il doit porter sa maturité de la même façon qu’il portait sa première jeunesse, avec un naturel désarmant et une aisance fabuleuse. Je l’imagine toujours aussi beau, toujours aussi sexy. Et peut-être même plus.
Quant à moi, je sais que j’ai changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Est-ce qu’il va seulement me « reconnaître » ? Ce que je veux dire, la question qui me taraude, est : est-ce que l’écart entre le Nico qu’il a quitté il y a onze ans et l’actuel ne va pas être trop important à ses yeux ? Au fond de moi, j’aimerais encore me sentir désirable dans son regard. Mais j’ai peur que ce ne soit plus le cas. Je sais qu’il a un copain, Ewan, qui non seulement est beaucoup plus jeune, mais qui a été capable de l’apprivoiser et de le sauver de lui-même. J’ai peur que son regard sur moi ne soit plus du tout le même qu’il y a onze ans.
Bells Beach, le lundi 12 mars 2018, 17h44.
La simple vue du panneau « BELLS BEACH » me donne d’immenses frissons, comme un vertige. Mon cœur s’emballe, devient lourd comme du plomb, écrase mes entrailles. J’ai froid, j’ai chaud, je tremble, je transpire, ma vue se brouille, la lumière m’aveugle, j’hyperventile, j’étouffe.
Je ressens les mêmes sensations, la même ivresse que j’avais ressenties en découvrant le panneau « CAMPAN », en son temps, lors des retrouvailles après notre premier clash.
En réalité, le vertige d’aujourd’hui est encore plus déstabilisant. Parce que la distance temporelle qui nous a séparés est infiniment plus grande qu’à l’époque. Et parce qu’aujourd’hui je ne suis ni invité, ni attendu. Je viens par surprise, et la surprise va être totale. Je prends un gros risque. Car il existe une possibilité, qui dans mon esprit se transforme en une probabilité de plus en plus importante au fur et à mesure que je m’approche de ma destination, que cette surprise ne soit pas bien accueillie.
S’il le faut, je vais me faire jeter. S’il le faut, j’ai mis en danger mon histoire avec Anthony pour rien.
Anthony, qui a été vraiment adorable. Anthony qui a compris que je ne serais pas bien tant que je n’aurais pas revu Jérém une dernière fois. Peu de garçons auraient cette empathie, cette compréhension.
Au détour d’un virage, l’océan apparaît au loin. Je sillonne désormais une route en bord de falaise surplombant les plages, les vagues, les surfeurs. Je roule jusqu’à rencontrer un panneau qui finit de transformer mon vertige en début de malaise.
« WELCOME TO BELLS BEACH ».
https://www.youtube.com/watch?v=s-mQgl4v_OY
J’y suis. La quitte la route, je rentre sur le parking. Je suis en apnée, en surchauffe mentale, j’ai l’impression que je vais disjoncter. Avec une voiture qui n’a pas le volant du bon côté, l’esprit secoué par une tempête de mille sentiments contradictoires, le cœur qui cogne tellement fort dans ma poitrine que tout mon corps en tremble, j’ai un mal de chien à me garer.
Et une fois garé, j’ai tout autant de mal à m’extirper de la voiture. Je suis arrivé jusqu’ici, après un voyage de plus de deux jours. Je suis au plus près de Jérém, quelques pas seulement me séparent de lui. Et pourtant j’ai l’impression que je ne vais pas y arriver, que je ne vais jamais pouvoir traverser le parking, que mes jambes ne vont pas me porter.
L’idée de retrouver Jérém après onze ans, à l’autre bout de la planète, me paraît tellement irréelle ! J’ai l’impression que lorsque je vais le revoir, je ne vais pas tenir le choc. Le choc de le revoir. Le choc de croiser son regard. Quel sera-t-il donc, ce regard ?
Est-ce qu’il va seulement être là ? Il est bien possible que je tombe sur Ewan. Je doute de plus en plus de la pertinence de mon voyage.
Je tremble. Mes jambes refusent de se mettre en branle. J’étouffe. J’ouvre la fenêtre de la voiture dans l’espoir de retrouver mon souffle, et un peu de mon calme. Je regarde la plage en contrebas, l’océan et ses vagues impressionnantes chevauchées par un certain nombre de surfeurs.
Je reste là, immobile, assis devant mon volant, le regard perdu dans l’horizon, pendant peut-être une demi-heure. Tout en considérant de plus en plus sérieusement l’idée de faire demi-tour pour revenir demain, ou un autre jour, ou quand je serai mieux préparé, ou peut-être même jamais.
Je ferme les yeux. Je me concentre sur le bruit des vagues, sur l’odeur d’eau salée qui remonte de l’océan, sur la caresse insistante du vent sur ma peau. J’essaie de me calmer. J’essaie de reprendre le contrôle sur mon corps et de mon esprit.
Je prends une profonde inspiration, puis une autre, et une autre encore. L’excès soudain d’oxygène qui monte à mon cerveau m’apporte un regain d’énergie, accompagné d’une sorte de petite euphorie. Je sais que cet état ne va durer que quelques secondes. Alors, j’en profite. Je rouvre les yeux, j’ouvre la porte de la voiture, je bondis dehors.
Je trace comme un fou, avant que mon carburant mental ne me lâche. J’ai l’impression de voler, le léviter, comme si mon corps était devenu léger tout d’un coup, presque inconsistant. J’ai l’impression d’être une voile, poussée par le vent qui remonte de la plage. Ce soir, le vent de Bells Beach semble me pousser vers le pavillon du club de surf, tout comme le vent d’Autan semblait me pousser vers la rue de la Colombette, le jour de ma première révision avec Jérém avant le bac, en cet après-midi du mois de mai d’il y a 17 ans.
Mais une fois devant l’entrée du pavillon où Maxime m’a indiqué que je pourrai retrouver son grand frère, je stoppe net, comme épuisé par un marathon complet.
Avant de partir, j’ai regardé sur internet. J’ai vu la photo de la façade du club de surf. Et de son entrée. Et le fait de la retrouver en vrai, après ce long voyage, de la voir se matérialiser devant mes yeux, devenir enfin réelle, me dire qu’il ne me reste qu’une porte à passer pour retrouver Jérém, ça me fait un choc.
Dans cet instant d’hésitation, je perds tout le bénéfice de mon élan. Mon cœur s’emballe un peu plus encore, j’ai à nouveau l’impression d’être plombé sur place.
Une nouvelle fois, je ferme les yeux et je fais le plein d’oxygène. Et dès que mes neurones se mettent à crépiter, je passe la porte du pavillon comme une furie.
En passant ce seuil, j’ai l’impression de basculer d’un niveau de « Tetris » au suivant. Le décor change, l’ambiance avec. Mais au lieu de voir tout s’accélérer, j’ai l’impression que tout se passe désormais au ralenti autour de moi.
J’ai l’impression que chaque mouvement, y compris ceux de mes yeux, me coûte un effort de plus en plus immense. Et qu’il me faut un temps infini pour balayer le grand espace du regard. Comme un scanner avec le réglage de la définition paramétré trop haut.
Je LE cherche. Dans les moindres recoins de cet espace désert, je guette les signes de sa présence. Mais ma recherche n’aboutit pas. A la fois épuisé et déçu par cet « échec », je me laisse happer par la grande baie vitrée qui surplombe la plage et les vagues de l’océan. Pas dégueu comme décor de travail.
Dans un reflet pâle de la baie vitrée, j’aperçois une plastique solide, un short rouge, un t-shirt blanc. Mais le visage reste flou.
— ‘Evening ! Needing some help ?
Des frissons, des frissons, des frissons. Si forts que j’ai l’impression que je vais faire un malaise. Car, cette voix, c’est SA voix. Je ne l’ai pas encore vu, je n’ai entendu que sa voix. Une poignée de mots, dans une langue qui n’est même pas celle dans laquelle nous avions coutume de communiquer. Et tout remonte en moi. En dépit des années écoulées, des pages noircies pour raconter notre histoire et pour trouver un sens à sa fin, en dépit de ce que je me suis astreint à croire, non, le deuil n’est pas fait.
Mais est-ce qu’on peut vraiment faire le deuil d’un amour dont on a été privé si brutalement ?
Cet instant, c’est l’instant d’AVANT.
AVANT qu’il ne capte qui je suis.
AVANT que sa présence traverse ma rétine après onze ans d’absence.
AVANT ces retrouvailles que j’ai appelées de mes vœux les plus chers, et qui en même temps me donnent AVANT que je croise son regard.
L’instant AVANT d’être fixé sur sa réaction en me voyant débarquer à l’improviste dans sa nouvelle vie.
— Hey, man, may I help you ? il revient à la charge.
Les secondes passent et je n’arrive pas à me retourner. J’ai peur de me montrer à lui, j’ai peur des émotions qui vont me submerger, et qui me submergent déjà. Alors, je me cache derrière mon anonymat éphémère.
Les émotions qui m’envahissent sont trop puissantes, j’ai l’impression que je ne vais pas tenir, que je vais faire un malaise. J’ai envie de rebrousser chemin, de partir très loin d’ici.
Mais non, non, non ! Je suis là pour lui, je suis là pour le revoir, pour lui apporter mon soutien. Il faut y aller, Nico ! Vas-y, putain, tourne-toi !
— Enjoy the view ! je l’entends me lancer, sur un ton un brin agacé.
Une seconde plus tard, le bruit de ses pas qui s’éloignent agit comme un déclencheur.
— Jérém ! je m’entends finalement l’appeler, au prix d’un effort surhumain.
Plus de dix ans que je n’ai pas prononcé ce beau prénom en m’adressant directement à son propriétaire. Ça fait tellement bizarre. Et c’est tellement bon de recommencer !
Les pas s’arrêtent d’un coup. Je me retourne enfin, et sa présence embrase ma rétine, transperce mon cœur, achevant le travail commencé par sa voix.
Jérém est de dos, à l’autre bout de la grande pièce, et il a l’air comme foudroyé sur place. A l’évidence, il a reconnu ma voix. Il reste ainsi pendant une poignée de secondes, d’interminables secondes. Je commence vraiment à redouter sa réaction, à me dire que je n’aurais jamais dû venir ici.
Mais lorsque Jérém se retourne enfin, il l’air à la fois surpris, touché, ému. Je cours vers lui, je le serre très fort dans mes bras. Jérém me serre à son tour dans les siens, il s’accroche à moi comme s’il m’avait attendu depuis longtemps.
Je m’étais attendu qu’il me demande « qu’est-ce que tu fiches ici ? » qu’il soit contrarié, et même agressif. Je m’étais complètement trompé. Ses larmes et son accolade me donnent la mesure d’à quel point ça lui fait plaisir de me revoir.
Je caresse son cou, sa nuque, ses épaules, son dos, ses cheveux. Je retrouve sa signature olfactive, ce mélange si familier d’odeur de cigarette froide et d’intense parfum de mec. Je retrouve, je redécouvre sa présence. Comment elle m’a manqué, sa présence !
Quelques instants plus tard, nous descendons l’un des grands escaliers en bois qui mènent à la plage.
Nous marchons pendant plusieurs minutes, en silence, l’espace sonore saturé par le sifflement du vent et par le rugissement des vagues. Nous marchons jusqu’à ce que Jérém se pose enfin sur le sable. Et je m’installe aussitôt à côté de lui.
— Salut, toi, il finit par me lancer.
— Salut, Jérém.
Nous avons tellement de temps à rattraper, j’ai tellement de choses à lui dire, à lui demander, que je ne sais même pas par où commencer. Et j’ai l’impression que c’est la même chose de son côté. Mais les mots ne viennent pas, ni de lui, ni de moi.
Car, avant les mots, ce sont les informations visuelles que nous devons appréhender. Pendant ces premiers instants de retrouvailles, nous essayons de nous remettre de notre surprise, de notre incrédulité, de nos émotions. Nous comparons le passé et le présent.
Je retrouve sa belle petite gueule, ces traits de mecs que le temps a un peu marqués. Des cernes se sont dessinées sous ses yeux, son sommeil ne semble pas être au beau fixe. Je retrouve son arête nasale un peu cassée, ce « stigmate » au beau milieu de son visage qui rappelle notre agression parisienne, l'instant où il a failli se faire tuer pour me sauver la vie. L’instant où notre bonheur a pris fin.
Je retrouve sa crinière brune, qui n’est d’ailleurs plus tout à fait aussi brune qu’auparavant. Quelques cheveux blancs se sont glissés ci et là, et notamment au niveau des tempes. Le brushing est moins soigné qu’avant, il est plutôt laissé en bataille. Et dans sa barbe, un peu négligée, des poils blancs ont là aussi fait leur apparition. Quant à sa plastique, elle s’est un brin épaissie.
Il est cependant des choses qui n’ont absolument pas changé. Jérém porte toujours aussi fabuleusement bien son t-shirt blanc, le coton fin mettant toujours aussi bien en valeur ses pecs, ses épaules, ses biceps, son cou, son torse, ses tatouages, sa peau mate et délicieusement bronzée au soleil d’Australie.
Posée sur le coton immaculé, je reconnais la chaînette que je lui avais offerte pour ses vingt ans. Il ne l’a jamais quittée. Tout comme moi je n’ai jamais quitté la chaînette qu’il m’a offerte lorsque nous quittions Campan au moment où la vie nous séparait géographiquement, lui s’installant à Paris pour débuter sa carrière dans le rugby professionnel, moi à Bordeaux pour mes études.
— Toi, ici ? il finit par me lancer, comme s’il venait enfin de retrouver ses esprits après le choc de ces retrouvailles.
— Je passais par là et je me suis dit que je pouvais passer te faire un petit coucou, je tente de plaisanter.
— Comment tu m’as retrouvé ?
— Un petit oiseau… ton frère !
Jérém se laisse basculer contre moi, la tête appuyée contre mon épaule. Un geste plus explicite que mille mots. A mon tour, je cherche le contact. Je passe un bras autour de son cou et de son épaule. A cet instant précis, je suis ému comme je l’ai rarement été dans ma vie.
Onze ans que j’attends cet instant. Et qu’est-ce que c’est bon de le retrouver !
Au-dessus de nous, le ciel est bleu et immense, le soleil couchant est aveuglant. Le vent souffle avec insistance, crée des vagues puissantes et sonores, nous amène des embruns parfumés. Il fait onduler les cheveux de Jérém, fait s’agiter son t-shirt sur ses pecs.
De longues minutes de silence s’écoulent ainsi. Nous restons là, immobiles et silencieux devant la puissance des éléments. Jérém se repose littéralement contre mon épaule.
Et moi, je fonds. Et je me liquéfie littéralement lorsque je sens son bras passer dans mon dos. La chaleur de son corps contre le mien fait remonter une foule de souvenirs, de sensations, d’émotions. Et de sentiments.
Pour cette nuit, j’avais prévu de prendre une chambre dans un hôtel. Mais Jérém me propose de dîner et même de dormir chez lui à Bellbrae, un village à quelques bornes de Bells Beach.
— Mais tu es sûr que ça ne dérange pas Ewan ?
— Certain !
— Tu lui as dit quoi de moi ?
— Pour l’instant, juste que tu es un très bon pote de lycée qui est venu visiter l’Australie et qui en a profité pour venir me retrouver après tout ce temps. Je lui dirai le « reste » plus tard.
— Et il est ok pour que je reste dormir chez vous ?
— Il n’y a pas de problème. Enfin… je ne veux pas te forcer. Si tu penses te sentir plus à l’aise à l’hôtel, je peux te déposer.
Je suis touché par son élan de m’accueillir chez lui alors que je viens de débarquer dans sa vie avec la soudaineté d’un voyageur dans le temps. Et j’apprécie son attention de me laisser le choix de ne pas l’accepter, au cas où sa nouvelle vie et son nouveau bonheur pourraient m’affecter. Jérém ne sait pas encore quelles sont les raisons qui m’ont amené à traverser la moitié de la planète pour venir le retrouver. Il ne sait pas quels sont mes sentiments actuels à son égard. Alors, il essaie de me protéger. Je trouve ça adorable.
En vrai, j’hésite un peu. Je repense à cette soirée à Paris où j’ai dormi chez Rodney et Jérém, je repense à comment ça m’a fait mal d’assister à leur complicité, à leur amour. Je me demande si je suis prêt à dormir cher Jérém et Ewan, à assister à leur complicité, à leur amour.
Onze ans ont passé depuis la fin de notre histoire. Il serait temps que je sois prêt.
Et puis, si je n’accepte pas l’invitation à dormir proposée par Jérém et approuvée par Ewan, cela pourrait d’une certaine façon paraitre suspect.
A l’approche de Bellbrae, je ressens un stress immense s’emparer de moi. J’appréhende l’instant où je croiserai le regard d’Ewan. J’ai peur qu’il détecte la multiplicité de mes sentiments vis-à-vis de Jérém. J’ai peur d’y voir de l’hostilité.
La petite maison en bois est située en marge du petit centre, installée sur un terrain très plat, entourée de quelques arbres solitaires et d’un sol mis à nu par la sécheresse. Une nouvelle fois, cette impression de « bout du monde » me saisit. Une sensation à la fois de déracinement, de solitude, de lâcher prise, de nouveau départ et de confiance en l’avenir. La sensation qu’ici, maintenant, tout serait possible.
Lorsque Jérém franchit la porte de la maison, j’ai l’impression que mon cœur tourne à mille battements par minute. En dépit de mes craintes, je suis accueilli plutôt chaleureusement.
Ewan est un sublime petit mâle à poil blond et aux yeux clairs. Ses cheveux, coupés presque à blanc autour de la nuque, sont plus denses au-dessus de la tête, ondulés, ils ont l’air très doux. En bon surfeur, c’est un garçon solide, musclé. Il a une belle petite gueule d’ange entourée par une petite barbe bien taillée. Ce qui, avec ce chapelet de petits grains de beauté dans son cou, le rend carrément craquant. En dépit de sa jeunesse, ce garçon semble solide et rassurant. Je comprends parfaitement comment Jérém ait pu tomber sous son charme.
Jérém s’approche de lui et l’embrasse. Puis, il fait les présentations.
— Ewan, here is Nico, the high school friend I told you about. Nico, this is Ewan…
Ewan est un garçon plutôt sympathique, son sourire est magnifique. Et son rire, cristallin, sonore, spontané, possède quelque chose d’enfantin qui le rend craquant.
Ce soir, j’assiste à leur complicité, à leur tendresse. Une main qui se pose sur l’épaule, des taquineries, des regards, des sourires d’amoureux. Ils ont l’air heureux. Une partie de moi ressent une profonde tristesse. Une partie de moi ne peut pas s’empêcher de se dire que c’est moi qui devrais être à la place d’Ewan aux côtés de Jérém.
Sur une étagère de la pièce de vie trônent de nombreux trophées, ainsi que des photos d’Ewan. Sur la plupart d’entre elles, il est en tenue de surfeur, planche sur l’eau ou tenue à la main. Le petit mec a l’air d’être un crack de cette discipline.
Ewan est vraiment un très beau garçon. Il a une tête d’ange posée sur un corps de statue grecque. Et ses cheveux blonds, mon dieu comment ils sont beaux et fournis, et comment ils ont l’air doux ! Et sa jeunesse, elle est si aveuglante !
Sa passion, ainsi que son club, me donnent quelques bons sujets de conversation pour la soirée, ce qui m’aide à dissiper le malaise de m’être d’une certaine façon incrusté dans l’intimité de ce foyer.
Mais lors de retrouvailles après tant d’année, le passé finit toujours par s’inviter dans la conversation et par l’accaparer entièrement.
Ewan tente d’abord de prendre part aux échanges entre Jérém et moi, en posant des questions. Mais le fait est que ni moi ni Jérém ne possédons une assez bonne maitrise de l’anglais pour tenir une longue conversation, sans compter l’effort qu’il faut produire pour s’astreindre à parler avec un compatriote une langue autre que notre langue natale.
Ainsi, peu à peu, nous glissons vers le français, excluant ainsi Ewan de notre conversation. J’ai de la peine pour lui, et j’essaie parfois, tout comme Jérém, de traduire, de l’impliquer. Mais c’est trop dur. Jérém s’excuse auprès d’Ewan, et ce dernier lui dit que ça ne fait rien, qu’il comprend.
Nous passons un certain temps à évoquer l’insouciance des années de lycée, à nous souvenir des camarades, des profs, des bêtises faites entre et pendant les cours. Son regard empli de nostalgie et de tristesse me touche profondément.
Assez vite, je suis saisi par l’impression que le jeune surfeur passe de l’écoute poli à l’ennui, puis carrément à l’agacement. En clair, j’ai l’impression que non seulement il se fait de plus en plus chier en écoutant deux anciens camarades de lycée évoquer leurs jeunes années, dans une langue qu’il ne comprend pas en plus, mais qu’il est de plus en plus crispé par notre complicité.
Aussi, certains de ses regards, lancés à Jérém, d’autres que je capte sur moi, me font me poser des questions. Est-ce qu’il ne s’en pose pas, lui, Ewan, des questions au sujet de ce pote qui débarque à l’improviste venant de l’autre bout de la planète, ainsi que sur cette complicité si évidente avec son mec ?
Ewan finit par prendre congé, nous souhaitant une bonne soirée. Jérém me lance « Je reviens », il disparait un moment, probablement pour aller s’excuser encore auprès d’Ewan pour l’avoir exclu de la conversation, pour le rassurer, pour lui faire un bisou, pour le serrer dans ses bras.
Lorsqu’il revient, il semble plus à l’aise. Et je suis interloqué dès les premiers échanges.
— Tu travailles toujours à Toulouse, dans le truc de l’eau ?
— Et tu habites toujours Martres ?
— Et comment va ton labrador… Galaak, c’est ça ?
Je suis surpris par la quantité d’informations qu’il connait à mon sujet, signe qu’il n’a jamais cessé de s’intéresser à moi, même à l’autre bout de la planète, même après toutes ces années.
— Mais qui t’a raconté tout ça ? j’ai envie de savoir.
— Mon frère ! Ça ne va pas que dans un sens, tu sais !
— Ah, sacré Maxime !
— Et tes parents, comment ils vont ?
— Pas mal, ils t’envoient le bonjour.
Ce soir, je suis ivre, presque assommé, plongé comme dans un état second par le vertige d’avoir retrouvé Jérém à l’autre bout du monde, et après tout ce temps. Je n’arrive toujours pas à croire que je peux le regarder, là, devant moi, derrière une bière. Et que je pourrais le toucher, le serrer fort contre moi, si je le voulais.
Ce qui me bouleverse le plus, c’est de mesurer le temps que nous avons passé loin l’un de l’autre, les choses que nous n’avons pas vécues ensemble pendant toutes ces années. Et de me dire qu’au fond, ça aurait été facile de faire en sorte que notre séparation ne soit pas aussi longue. Que ça aurait été facile de prendre un billet d’avion plus tôt, il y a des années déjà, qu’il aurait suffi que je vienne plus tôt pour le retrouver plus tôt. Je me dis que j’aurais dû venir dès que j’ai su qu’il était revenu en Australie, après le coming out de Rodney. Rodney ou pas Rodney, j’aurais dû venir le voir. Rodney ou pas Rodney, peut-être nous aurions pu nous retrouver.
Ou alors, j’aurais dû venir il y a cinq ans, quand j’ai appris qu’il n’était plus avec Rodney, quand j’ai appris qu’il était venu en France sans passer me voir. J’aurais dû venir pour lui demander pourquoi il n’était pas venu me voir. Il n’avait pas osé, j’aurais dû oser. Mais je n’ai pas osé non plus. Et je ne saurais jamais si on aurait pu se retrouver à ce moment-là.
C’est toujours tellement facile de faire le bon choix « a posteriori », quand on sait ce qui s’est passé, une fois délivrés de l’inconnu et des peurs de l’instant où nous avons eu à faire ce choix.
Au fond de moi je me dis que si c’était à refaire, je n’oserai toujours pas. J’ai passé toutes ces années à me dire que Jérém voulait garder ses distances avec moi. Et puis, il y avait ma souffrance, la souffrance jamais éteinte de la séparation. L’idée de le retrouver amoureux d’un autre m’était insupportable.
En fait, l’idée la plus insupportable de toutes était celle de le retrouver et de constater qu’il n’était plus amoureux de moi, de nous retrouver en tant qu’« ex ». Cette idée est toujours difficile à accepter, même aujourd’hui, même à cet instant. Mais le temps a apaisé ma souffrance.
Tout au long de cette nuit, je retrouve d’autres détails de sa personne, de sa présence. Ce petit grain de beauté au creux de son cou qui m’a toujours rendu dingue, le teint mâte de sa peau, quelques poils du torse qui dépassent du col de son t-shirt. Je retrouve le son de sa voix, ses intonations, désormais teintées d’un léger accent anglo-saxon. Mais aussi les expressions de son visage, sa façon de bouger, de manger. Et chacun de ces détails retrouvés appelle à des sensations jamais oubliées, à des souvenirs vivants, et provoque des déflagrations émotionnelles à répétition.
Peu à peu, je prends pleinement conscience d’une impression qui m’avait déjà saisi tout à l’heure, lorsque nous étions sur la plage. Le fait que le changement de Jérém est moins dans son allure que dans son attitude. Plus je l’observe, plus je l’écoute parler, plus je me rends compte que son insolence, son impulsivité, son impatience, tous ces traits marquants de son caractère d’antan, semblent avoir disparu.
Le Jérém d’aujourd’hui, à quelques mois de son 37ème anniversaire, semble avoir été adouci par les années. Dans son regard, dans son attitude, une certaine fragilité semble s’être installée. Une fragilité qui a toujours été en lui, mais qu’il cachait auparavant derrière une assurance de façade. Une fragilité que les coups de la vie ont mis à nu. Une fragilité qu’il semble désormais assumer.
Je repense au sublime petit con du premier jour du lycée, au jeune loup sexy et insolent que j’ai désiré pendant les trois ans du lycée, au serial baiseur que j’ai connu pendant nos révisions avant le bac, au Jérém amoureux pendant les dernières années de notre histoire. Toutes ces images, tous ces Jérémies se superposent dans mon souvenir.
Et lorsque je réalise qu’entre mon premier souvenir de Jérém et le Jérém que je retrouve aujourd’hui en Australie se sont écoulés près de vingt ans, mon esprit est saisi par un immense vertige.
Notre conversation est plus fluide en l’absence d’Ewan. Nous passons une bonne partie de la nuit à parler de ces dix dernières années que nous n’avons pas partagées, de ce que nous avons fait chacun de notre côté. Tout en évitant toujours aussi soigneusement d’aborder notre séparation, ainsi que nos histoires sentimentales successives. Cette nuit, nous avons avant tout besoin de nous apprivoiser à nouveau. Avant d’aborder, peut-être plus tard, les sujets qui demeurent toujours sans réponse entre nous.
Oui, cette nuit nous évitons d’évoquer les souvenirs qui peuvent faire mal, ceux d’après Ourson et P’tit Loup. Cette nuit, je ne lui apprends pas l’existence d’Anthony.
Mais Anthony « s’invite » à sa façon dans nos retrouvailles. Mon portable se met à sonner. Je coupe au plus vite, je le mets « en vibreur ». Mais quelques minutes plus tard, la vibration vient renouveler mon malaise.
— Tu peux répondre… me glisse Jérém, l’air détaché.
— C’est juste ma mère, je mens. Je la rappellerai demain, je mens encore. Tout en essayant de cacher mon embarras grandissant.
Mais j’ai l’impression de ne pas y arriver, j’ai l’impression d’avoir les joues en feu, j’ai l’impression que tout trahit mes mensonges. Je me sens mal vis-à-vis de Jérém, mais aussi d’Anthony.
En dépit de mon malaise, Jérém fait mine de ne rien remarquer.
J’ai tellement envie de le serrer dans mes bras et de le couvrir de câlins !
Et en même temps, je ne peux ignorer le fait que j’ai terriblement envie de lui.
Il est près de quatre heures du matin lorsque je l’entends me lancer :
— Allez, on va dormir…
Je suis un peu déçu que notre première soirée en soit déjà au coup de sifflet final. Je n’ai pas envie de me séparer de Jérém. Mais je tombe de fatigue et je le suis docilement vers la chambre d’amis.
Au moment de nous souhaiter bonne nuit, je croise son regard.
Ah, ce regard ! Il était déjà magnifique il y a vingt ans, lorsqu’il était le reflet de sa petit conitude, de son insolence, de son effronterie. Il est carrément insoutenable désormais, alors que les coups de la vie ont ajouté de la douceur à sa mâlitude, de la tendresse à sa sensualité, de la vulnérabilité à son assurance, de la gravité à son insouciance d’antan.
Je ne peux renoncer au besoin irrépressible de le prendre une dernière fois dans mes bras, et de le serrer très fort contre moi. Je suis bouleversé par le bonheur de sentir ses bras m’enserrer à leur tour. Le contact avec son torse puissant et chaud, la proximité avec sa mâlitude provoque en moi une émotion insoutenable. Je pleure en silence.
Quelques instants plus tard, Jérém a disparu dans le couloir, après avoir refermé la porte de la chambre derrière lui. Je reste là, debout, le cœur qui bat la chamade, le ventre balayé par les vents puissants d’envies complètement déraisonnables, à fixer la porte pendant de longues minutes. Jusqu’à ce qu’un silence parfait se fasse dans la maison.
Mardi 13 mars 2018, 10h49.
Lorsque j’émerge le lendemain matin, Jérém et Ewan sont déjà partis au taf. Jérém a laissé un mot sur la table de la cuisine.
« Fait comme chez toi. Vien au club à midi on dejeune ensemble ».
Son écriture n’a pas changé depuis le lycée. Elle a gardé quelque chose d’enfantin dans le trait, ainsi que ses erreurs d’orthographe. Elle est toujours aussi touchante à mes yeux.
Le temps de prendre un café et de m’habiller, je vais le rejoindre à Bells Beach.
Contrairement à la veille, en cette fin de matinée le club est bondé de monde. Jonglant entre les moniteurs, les surfeurs, les employés, et des gars qui ont tout l’air d’être des commerciaux, des publicitaires et/ou des journalistes, Jérém a l’air débordé et tendu. Le téléphone de l’accueil ne cesse de sonner, tout comme son téléphone portable à lui. Dans la pièce, le brouhaha est assourdissant. J’imagine que toute cette agitation est le raz de marée qui précède la fameuse compétition qui doit avoir lieu la semaine prochaine.
Je cherche Jérém dans ce fourmillement. Aujourd’hui, c’est t-shirt noir. Et le t-shirt noir lui va lui aussi toujours aussi fabuleusement bien.
Jérém est la cible de mille sollicitations, et il semble très tendu. On dirait un élastique sur le point de casser. Il est tellement absorbé par tout ce bordel qu’il ne m’a même pas vu arriver.
Ewan, de son côté, a l’air beaucoup plus détendu. C’est lui qui me capte en premier et qui vient me dire bonjour. Ce matin, son sourire est de retour, et son agacement de la veille semble avoir totalement disparu. Je lui explique que je voudrais me rendre utile, filer un coup de main, mais que je ne sais pas par où commencer.
Ewan appelle Jérém, qui vient nous rejoindre.
— Tu ne t’es pas tapé deux jours d’avion pour venir t’empêtrer dans ce bordel ! il me lance
(Non, je me suis tapé deux jours d’avion pour te retrouver !).
— Profite de ton séjour en Australie !
(Rester à tes côtés, est pour moi la plus belle façon de profiter de mon séjour en Australie).
— J’en profiterai plus tard. Dis-moi comment je peux vous aider, j’insiste.
Finalement, Jérém me demande d’aider Emily, c’est le prénom de l’employée que j’avais aperçu la veille dans le magasin, à trier et ranger du matériel de surf. Emily se révèle être une nana plutôt sympathique, ainsi nous travaillons en bonne entente pendant un bon petit moment.
A la machine à café, Jérém m’explique la situation.
— Une grande compétition de surf va avoir lieu à Bells Beach la semaine prochaine. Les sponsors et les organisateurs de la compétition se tirent la bourre pour se mettre au premier plan. Les journalistes veulent des infos, ils me saoulent. Je n’ai jamais aimé donner des interviews, et j’aime toujours pas, et encore moins en anglais !!! J’en ai marre !!!
— Mais c’est une compétition si importante ?
— L’une des plus importantes d’Australie, et l’une des plus réputées au niveau mondial. Le gratin des surfeurs de la planète entière va débarquer sur cette plage en fin de semaine. Ça va être un bordel monstre !
— Je veux t’aider, Jérém. Dis-moi ce que je peux faire !
Ewan et Jérém finissent par décréter que deux bras de plus au club ne seront pas de refus, surtout pendant ces quelques jours de préparation de la compétition.
Ce soir, après qu’Ewan soit parti se coucher, Jérém me parle longuement de l’Australie. Au fil de son récit, je réalise à quel point il a aimé découvrir ces paysages, ces décors, ces grands espaces, prendre un nouveau départ, redevenir anonyme, rencontrer plein de gens différents, apprendre une autre langue, découvrir une autre culture, une autre ouverture d’esprit.
Sans qu’il prononce la formule « bout du monde », je comprends qu’il a ressenti cette même sensation qui m’a cueilli dès que j’ai posé le pied en terre australienne. Cet état d’esprit si particulier, une sorte de « saudade » des antipodes, entre nostalgie d’un bonheur perdu et envie irrépressible d’un sursaut vital vers l’avenir.
Je suis fasciné par son récit. Tout comme je le suis de sa façon de fumer, plus sensuelle que jamais. La sensualité est dans la lenteur du mouvement, dans ces inspirations voluptueuses, ces longues pauses, ces lentes expirations. Elle est dans l’attitude, une sorte d’abandon de toute sa personne, le regard dans le vide, et dans le silence absolu par lequel ce moment est enveloppé.
— Pourquoi l’Australie ? je m’entends le questionner. Je veux dire… pourquoi tu as choisi l’Australie parmi d’autres destinations ?
Sa réponse vient après une nouvelle, lente expiration de fumée grise.
— Parce qu’un jour j’ai croisé un gars qui venait d’y passer un an. Il avait l’air de dire que ça lui avait fait un grand bien de venir ici. Il regrettait carrément d’être retourné en France. Alors, quand j’ai eu besoin de prendre l’air, je me suis souvenu de ce qu’il m’avait raconté et j’ai voulu venir à mon tour me perdre ici.
— Et tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— J’ai trouvé le calme qu’il me fallait…
— Pourquoi tu es revenu en France, alors ?
— Tu te souviens de cette soirée à Toulouse après mon retour d’Australie ?
— Je m’en souviens comme si c’était hier ! Depuis près de onze ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je me demande pourquoi tu m’as dit que tu voulais renoncer au rugby, et rester avec moi, alors que quelques semaines plus tard tu étais à Londres, chez les Wasps, et en couple avec Rodney !
— Ce soir-là, j’étais sincère.
— Et qu’est-ce qui s’est passé alors, pour que tu changes tes plans du tout au tout ?
— Ce soir-là, tu m’as dit que si j’avais renoncé au rugby j’aurais été malheureux.
— Je me souviens…
— Tu m’as fait regarder la réalité en face. Et la réalité c’était que je n’aurais pas supporté de rester en France et d’être regardé comme « le mec qui avait foiré sa carrière parce qu’il était pédé ». Et je n’aurais pas supporté non plus de regarder mes potes continuer à jouer, alors que j’avais tout perdu.
Le lendemain de cette soirée, je ne savais vraiment pas quoi faire. Je ne voulais pas te perdre. Mais je ne pouvais pas me résigner à renoncer au rugby. Pas à ce moment-là, pas encore, alors que j’étais au top de ma forme physique ! Pas parce que les autres m’y obligeaient.
Alors, je suis parti à Londres pour rencontrer le coach des Wasps. J’espérais qu’il m’aide à prendre une décision. Je lui ai dit « qui » j’étais, je lui ai raconté ce qui m’était arrivé à Paris. D’un côté, j’espérais qu’il m’offrirait une deuxième chance. Mais au fond de moi, je m’attendais à ce qu’il tique, de peur que le harcèlement me rattrape même dans son équipe, et que ça m’empêche de faire le job. S’il m’avait dit que j’étais foutu en tant que joueur, ça aurait mis un terme à mes ambitions.
Mais le coach m’a dit : « Si j’arrive à te faire recruter, tu joues du mieux que tu peux, et tu te fiches du reste. Et si on te fait chier, tu viens me voir, je m’en occupe personnellement ! ».
L’après-midi, il m’a fait participer aux entraînements de l’équipe. C’est là que j’ai rencontré Rodney. Rodney est un garçon adorable. On a sympathisé tout de suite. Le soir même, il m’a proposé de crécher chez lui en attendant de voir venir.
Le lendemain, le coach avait convaincu la direction de m’engager à l’essai. En tout juste 24 heures, ma vie avait basculé. J’ai enfin recommencé à croire que j’y arriverais. Et que je pouvais emmerder tous ceux qui m’avaient humilié, que je pouvais faire bien mieux que tous ces cons. Et cette idée me faisait un bien fou.
La clope de Jérém arrive à sa fin. Il expire un dernier nuage de fumée avant d’écraser son mégot.
— Je ne savais pas comment t’annoncer que je ne reviendrais pas en France, et encore moins que j’étais avec un autre gars, alors que quelques jours plus tôt je t’avais promis de ne pas partir, et de rester avec toi. J’ai été lâche. Comme d’hab.
Mon esprit semble flotter, poussé par les mots de Jérém, porté par le calme et le silence presque irréel de cet endroit. Ici, cette nuit, le temps semble s’écouler au ralenti. Et mes pensées, mes émotions semblent elles aussi peu à peu s’adapter à ce rythme, à cette douceur.
— Rodney était l’un des meilleurs joueurs de sa génération, il continue. Il était aussi le capitaine de l’équipe, l’une des plus grandes d’Angleterre. En plus, c’est un garçon très charismatique, droit dans ses bottes, et il a le cœur sur la main.
A côté de ça, il est gay, et il s’assumait sans faire des vagues. Tout le monde était au courant, mais tout le monde le respectait. Personne n’aurait pensé à l’emmerder.
Jusque-là, je n’avais entendu que du mépris dans le milieu sportif pour les gars comme nous. Et je m’étais toujours senti en danger. Et là, entre la côte de Rodney et le soutien du coach, je me suis dit que personne n’aurait osé me faire chier. Pour la première fois dans ma vie, je me suis senti en sécurité. Tant que j’étais avec Rodney, j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien m’arriver.
— Rodney a réussi là où j’ai échoué, je considère tristement.
— Eh, Nico ! Ne dis pas ça ! Tu m’as aidé, tu m’as soutenu, tu m’as fait m’accepter tel que je suis. Tu as toujours été là quand j’avais besoin de toi, alors que je t’en ai fait baver plus que de raison.
Jérém marque une nouvelle pause, scandée par le rythme à trois temps de la cigarette.
— De toute façon, ce n’était qu’une illusion…
— Quoi donc ?
— Quand ces putains de photos sont apparues, j’ai cru que le ciel me tombait sur la tête. Je me suis senti humilié comme jamais. Je me suis senti à poil devant la terre entière. J’ai compris que je ne serais en sécurité nulle part, que la faute d’être pédé me suivrait où que j’aille, quoi que je fasse. Je savais que je ne me relèverai pas de ça, et que c’était la fin de ma carrière au rugby. J’étais démoli.
Et Rodney, lui, il vivait ça très bien, il prenait ça avec le sourire. Je ne comprenais pas comment il pouvait rester si cool. Quand il a accepté de faire son coming out devant les caméras, je me suis senti encore plus mal, car je savais que cela attirerait encore l’attention sur moi. Et moi je voulais juste qu’on m’oublie !
— Je trouve qu’il a été courageux de faire ce qu’il a fait, je considère. Il a été couillu de se montrer à la télé « la tête haute » et de dire « je suis gay, et alors ? », et d’attirer l’attention sur le fait qu’on peut être gay et être un excellent sportif. C’était un message d’encouragement aux sportifs qui vivent cachés de peur de voir leur carrière brisée à cause de ce qu’ils sont. Je l’ai trouvé juste, ferme, sincère.
— Je sais qu’il a fait ce qu’il fallait. Mais sur le coup, je n’avais pas la lucidité de l’admettre.
— J’imagine que ça n’a pas été facile de supporter toute cette exposition médiatique, je considère.
— C’était affreux ! J’ai cru devenir fou. Alors, j’ai voulu fuir le plus loin possible. J’ai repensé à mon voyage en Australie deux ans plus tôt, j’ai repensé à comment je m’y étais senti bien, loin de tout. Je me suis dit que j’y serais bien à nouveau, et que ce serait plus facile de surmonter ce qui m’arrivait.
— Que ce serait plus facile avec Rodney… je m’avance.
— J’ai été étonné qu’il vienne me rejoindre.
— Il t’aimait…
— Je crois, oui, je crois qu’il m’aimait.
— Et toi, tu l’as aimé ? je veux savoir.
— Rodney a beaucoup compté pour moi. C’est en bonne partie grâce à lui si j’ai pu retrouver mon niveau sportif d’avant l’agression…
— Je te demande si tu l’as aimé, j’insiste.
— Je crois que j’aimais surtout sa façon de rendre les choses simples, de me redonner espoir, et de me faire me sentir bien. J’aimais sa générosité et j’admirais sa capacité à concilier sa vie privée et sa carrière.
Je comprends sa souffrance de l’époque, je la touche de près. Et je comprends aussi qu’il ait pu trouver en Rodney un soutien que je n’aurais jamais pu lui apporter.
— Tu sais, raccrocher le maillot a été vraiment très dur. J’ai bossé dur, très dur. Je voulais y arriver coûte que coûte. Et j’y suis arrivé. J’ai eu une belle carrière. J'ai porté des maillots prestigieux, j'ai joué dans des stades de dingue. J'ai été champion de France avec des gars en or. Je n’oublierai jamais la sensation quand j’ai soulevé le bouclier de Brennus. J’étais si heureux ! J’ai joué dans le XV de France, j'ai gagné un Tournoi des Six Nations et j'ai même joué en Coupe du monde.
Le plus dur a été d’accepter l’injustice de me voir privé de ma carrière parce que j’étais pédé. Et accepter que le rugby continue sans moi.
Je n’allais pas bien, j’ai fait la misère à Rodney. Pourtant, ce mec a tout fait pour me faire me sentir bien. Lui aussi, je l’ai fait souffrir. De toute façon je ne sais que faire du mal aux personnes qui m’aiment. Tu es bien placé pour le savoir.
La compétition approche, les préparatifs s’intensifient, le stress monte. Le club devient un hall de gare aux va-et-vient incessants. Le téléphone chauffe. De plus en plus de monde envahit cette plage paisible. Les organisateurs installent des chapiteaux, des estrades, des gradins, des aménagements de sponsoring. Des enceintes puissantes émettent de la musique si fort qu’elle couvre même le bruit des vagues.
Jérém ne quitte pratiquement plus la plage. Grandes lunettes de soleil sur le nez, la plupart du temps en t-shirt blanc, il lui arrive parfois de se laisser surprendre torse nu. Je peux ainsi constater que sa plastique a évolué, que ses muscles ne sont plus aussi saillants que lorsqu’il était rugbyman, mais que son torse demeure très bien dessiné. Et que dans sa toison mâle, tout comme dans sa chevelure et sa barbe, quelques poils blancs ont trouvé le moyen de se faufiler. Ce qui n’empêche pas sa peau bronzée, ses pecs et ses tétons de demeurer furieusement appétissants.
La maturité lui va si bien. A l’aune de ses 37 ans, Jérém est plus séduisant que jamais.
Parfois, la nuit, je ressens un pincement au cœur en entendant des petits bruits venant de la chambre de Jérém et d’Ewan, et en m’imaginant qu’ils font l’amour.
Bells Beach, le vendredi 16 mars 2018.
L’ambiance à Bells Beach est de plus en plus survoltée. Peu à peu, tout se met en place. Jérém est toujours autant débordé. Mais il a l’air plus serein, plus détendu.
Au détour d’une conversation, presque de but en blanc, Jérém me glisse une petite phrase qui m’émeut aux larmes.
— Je suis content que tu sois là.
— Si tu savais comme je suis content d’être là, moi aussi !
Dimanche 18 mars 2018.
Bells Beach, le mardi 20 mars 2018 et suivants.
Jour après jour, la compétition se passe sans accrocs. Pas d’accident grave, pas de débordement. Dans ce cadre naturel magnifique, sur cette plage entre falaise et océan, balayée par la puissance du vent et des vagues, l’ambiance est cosmopolite.
Jérém et Ewan sont très occupés, beaucoup de monde vient les voir, s’adresse à eux pour la logistique.
Un jour, je me retrouve seul avec Ewan, Jérém étant parti faire une course. Soudain, je panique à l’idée de rester seul à seul avec lui. Je redoute les questions qu’il pourrait me poser seul à seul.
Et ça ne rate pas.
— Nîcô ! il s’adresse à moi, en faisant bien claquer les voyelles, une poignée de secondes après que Jérém ait passé la porte du club.
— Thank you for helping us, il enchaîne.
— You’re welcome ! je lance, sur un ton badin, tout en sachant que cela ne va pas éviter « la suite », cette explication que je sens dans l’air depuis quelques jours déjà.
— Jérémy told me that you were in love in high school.
— Yes, we were, j’admets.
— But now, he is really in love with you, je m’empresse d’ajouter. And I’m so happy for you, for both of you.
— Thank you, Nico. I’m sure he was really in love with you too.
— He did, yes, he did. But this is the past. We are friends now.
Chaque soir, c’est la fête sur la plage au frais des sponsors qui ne lésinent pas sur les moyens.
Mais le dernier jour de la compétition est clôturé par une soirée hors-normes. Le stress est retombé pour tout le monde et l’ambiance est vraiment à la fête. Un DJ de marque est derrière les platines, il y a des danseuses, des lumières, et la boisson coule à flots.
Ce soir Jérém arbore une belle chemise noire manches courtes, le col ouvert sur trois boutons, laissant une belle vue sur la naissance de ses pecs et sur leur délicieuse pilosité, ainsi que sur sa chaînette de mec. Un short blanc et une casquette noire, portée à l’envers, complètent sa tenue de bogoss.
Le beau brun a changé sur beaucoup de points, mais pas sur sa faculté à se mettre en valeur sans grand effort. C’est l’une des propriétés de la bogossitude.
Pour lui aussi le stress vient de retomber, après une période particulièrement intense. Lui, qui a été plutôt raisonnable pendant toute la durée de la manifestation, se lâche ce soir. A dix heures, il est déjà bien démarré. A minuit, il est bien éméché.
C’est vers une heure du matin que je perds sa trace. Je me balade partout dans la fête, je commence à m’inquiéter, je l’appelle sur son portable, il ne répond pas.
Je finis par le retrouver, seul sur la plage, au bord de l’eau, à l’écart de la fête.
— Tu fais quoi, la, tout seul alors que tout le monde fait la fête ?
— Je réfléchis.
— Tu réfléchis à quoi ?
— C’est rien, juste un petit coup de blues. Allez, on y retourne, il me lance, comme pour éviter une discussion qu’il n’a pas envie d’affronter.
Ce « petit coup de blues » me touche, m’intrigue. Je le sens depuis mon arrivé, il est des mots qui ont besoin de sortir, mais qui sont toujours restés bloqués au fond de sa gorge.
Dans un peu plus de 24 heures, je serai dans l’avion qui me ramènera en France. Et Jérém restera ici, en Australie. Nous nous reverrons peut-être dans onze ans. Ou peut-être jamais. Alors, j’ai besoin de savoir.
Mais Jérém est déjà loin, et je n’ai pas le courage de le rattraper.
Il est déjà quatre heures du matin, et je tombe de fatigue. Je lui envoie un message pour lui dire que je rentre, et je prends la route dans la foulée.
Bellbrae, le mercredi 29 mars 2018, 11h07.
Sur la « Great Ocean Road », le soleil est chaud, le ciel d’un bleu intense. Pour mon dernier jour ici, l’Australie m’offre une journée magnifique. Je sais que ce sera un déchirement de partir, de quitter cette terre du bout du monde qui m’a ravi le cœur. Je sais que ce sera un crève-cœur de remettre près de 20.000 bornes entre Jérém et moi.
J’ai envie de pleurer, mais j’essaie de profiter de ces derniers instants avec lui, de graver son image dans ma mémoire. L’image de Jérém à 37 ans, avec ses lunettes noires et son t-shirt blanc furieusement sexy sur sa peau mate et bronzée, tenant fermement le volant, sur fond d’océan de de vagues et de ciel bleu. Un Jérém cabossé par la vie, mais qui a retrouvé le sourire. Je me risque à prendre une photo, il me sourit.
Nous roulons pendant des heures le long des falaises abruptes qui surplombent l’océan. Nous faisons une première escale à Apollo Bay, un site spectaculaire composé de deux plages immenses balayées par de belles vagues et animées par la présence de nombreux surfeurs.
Pour la prochaine étape de notre périple, Jérém m’amène au « London Bridge », un site naturel jadis caractérisé par un pont naturel à double arche jusqu’à l’effondrement de l’une des deux voûtes dans les années ’90.
C’est vers la fin de l’après midi que nous arrivons à « Twelve Apostles ». Les « apôtres » ne sont pas 12 mais 8 et sont représentés par de grandes aiguilles calcaires balayées par les vagues.
Nous descendons à la plage. Jérém s’assoit sur le sable, je m’assois à côté de lui. Il s’allume une clope, la fume lentement, le regard perdu vers l’océan.
— J’adore cet endroit. Je viens ici quand je ne suis pas bien, il me glisse.
— Ça t’arrive souvent ?
— De venir ici ?
— Euh… oui…
— Moins, maintenant…
Je ferme les yeux et je me concentre sur le bruit du vent et des vagues, la bande son de mon séjour en Australie. Et je suis happé par un constat, par une pensée troublante. Je réalise que ces vagues étaient là bien avant que Jérém et moi ne voyions le jour. Qu’elles l’étaient quand nous avons fait nos premiers pas, quand nous avons prononcé nos premiers mots, quand nous avons ressenti notre première émotion en regardant un garçon, quand nous nous sommes rencontrés et quand nous avons fait l’amour. Elles étaient là au temps d’Ourson et P’tit Loup, elles ont survécu à leur séparation. Et elles seront toujours là bien après que de nous il ne restera plus le moindre souvenir. Un constat qui me donne le vertige, comme une vision de l’Eternité et de la finitude de l’existence.
Ça va me manquer, tout ça, les couleurs, les sons, les paysages de ce Pays du bout du monde. Et mon Jérém, il va me manquer à en crever.
— Je suis désolé… je l’entends se lancer, puis s’arrêter net, comme s’il n’osait pas aller au bout de ses propos.
Les secondes s’écoulent et plus rien ne vient, à part la voix des éléments. Je ne veux pas le brusquer, ça viendra quand il sera prêt.
— Je regrette d’être parti après ce qui nous est arrivé à Paris. J’aurais dû rester avec toi, comme je te l’avais promis…
— J’aurais tellement aimé que tu restes. J’avais tellement besoin de toi à ce moment-là !
— Et moi, j’avais besoin de toi.
— Mais tu avais encore plus besoin de continuer ta carrière au rugby.
— Quand on est jeunes on ne mesure pas bien la valeur des choses de la vie.
— Qu’est-ce que tu m’as manqué, Jérém !
— Toi aussi tu m’as manqué, Nico.
— Pendant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à toi, je pleure.
— Moi non plus.
C’est maintenant ou jamais. C’est le moment de poser LA question qui m’a hanté depuis des mois et qui est l’un des moteurs qui m’ont poussé à traverser la planète pour venir à sa rencontre.
— Pourquoi tu n’es pas venu me voir quand tu es revenu en France après le départ de Rodney ?
— Un jour je me suis rendu dans la rue de tes parents et j’ai surveillé la maison pendant des heures, en espérant te voir. Et je t’ai vu rentrer avec des sacs de courses. Mais je n’ai pas pu sortir de ma voiture.
— Je ne t’ai pas vu… je sanglote, assommé par ses mots.
— Quand Rodney est parti, j’ai voulu revenir en France. J’ai voulu venir te retrouver. Mais une fois sur place, je me suis dit que je n’avais rien à t’offrir. Je n’avais pas de projet, tout ce que j’avais était ma colère d’avoir été privé du rugby.
— Ta présence m’aurait suffi !!!
— Je n’avais pas le droit de me pointer comme une fleur après le départ de Rodney, après ce que je t’avais fait vivre.
— Si, tu avais le droit !
— Et puis, de toute façon, au bout de quelques jours en France, j’ai compris que je n’y serais toujours pas bien.
— Tu aurais dû venir me voir quand-même !!! je me désespère.
— Et pour te proposer quoi ? De tout quitter pour venir t’installer avec moi, ici ?
— Je t’aurais suivi sur la Lune s’il l’avait fallu !
— Crois-moi, à cette époque, je n’étais pas un cadeau ! Si j’étais venu te voir à ce moment-là, nous aurions fini par nous fâcher et nous quitter.
— Comment tu peux être si sûr de ça ?
— Je n’étais pas bien. Et tu sais à quel point je peux être insupportable quand je ne vais pas bien. Tu aurais fini par partir, comme Rodney. On aurait tout gâché, même les souvenirs de notre première histoire.
Je pleure, j’en tremble. Jérém se glisse derrière moi, et me prend dans ses bras. Le souvenir remonte d’un jour lointain, celui d’une même accolade, devant un autre spectacle naturel majestueux, celui de la grande cascade de Gavarnie.
— En vrai, quand j’étais avec toi, j’avais tout ce qu’il me fallait, je l’entends me glisser à l’oreille. Il fallait juste que je cesse d’avoir honte de moi.
— Est-ce que tu as cessé d’avoir honte ?
— Je crois que j’y suis arrivé, oui. Mais il a fallu que je touche le fond d’abord. Et je ne voulais surtout pas t’entraîner avec moi !
— Tu es heureux avec Ewan ?
— Je crois, oui, il admet, avant d’ajouter : Et toi, tu es heureux avec le gars qui n’arrête pas de t’appeler ?
— Je crois, oui, j’admets à mon tour.
Lui comme moi, nous avons fini par jouer cartes sur table.
— Je suis sûr que c’est un bon gars, il me glisse. Et il a de la chance de t’avoir rencontré.
— Ewan aussi a beaucoup de chance…
— Je ne sais pas. Je crois que c’est moi le plus chanceux. Il est arrivé pile au bon moment dans ma vie.
— On aurait pu être heureux tous les deux, je considère tristement.
— On aurait pu, oui. Et nous l’avons été. Mais c’était une autre époque de notre vie.
Sur cette plage du bout du monde, nous sommes deux hommes à l’aune de leur quarantaine qui contemplent les enfants amoureux qu’ils ont été.
Je suis content d’être venu, d’avoir traversé la planète pour revoir le premier garçon que j’ai aimé dans ma vie. J’avais besoin de savoir ce qui restait entre Jérém et moi. Je le sais désormais. Nous le savons.
Nous savons l’un comme l’autre qu’une infinie et inaltérable tendresse nous lie pour toujours.
Et nous savons également tous les deux que ça, personne ne pourra nous le voler.
Même pas le Temps.
Et je me souviendrai
https://www.youtube.com/watch ?v=R0cfZczo4yk
Je me souviendrai
De la force que tu m'as donné
De l'amour que tu m'as donné
De la façon dont tu m'as changé
J'ai appris à lâcher prise
A voyager en silence
Et je me souviendrai du bonheur
Je m'en souviendrai
Maintenant, j'ai enfin une raison pour laquelle
Me souvenir
Souviens-toi
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