L'album photo d'Anne 2
Récit érotique écrit par Laetitia sapho [→ Accès à sa fiche auteur]
Auteur femme.
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Histoire érotique Publiée sur HDS le 19-03-2022 dans la catégorie Entre-nous, hommes et femmes
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L'album photo d'Anne 2
Juste quelques mots en introduction de ce deuxième épisode. J’ai, commencé l’histoire d’Anne il y a plusieurs mois. Elle a eu du mal à avancer. Le premier épisode et une partie du deuxième étaient bouclés, mais je ne savais pas à l’époque où j’allais faire mes coupures entre les épisodes, j’ai donc préféré avoir l’intégralité de l’histoire avant de publier le début.
Cette histoire, comme vous l’avez vu dans le premier volet, retrace la vie professionnelle d’une photographe de presse, et débute en 1968. Pour chaque épisode je développe deux évènements. Le choix du « Printemps de Prague » a donc été fait il y a six mois à peu près. A l’époque, je n’imaginais même pas être rattrapée par l’actualité.
Comme le dit Anne, l’être humain n’apprend jamais du passé. L’histoire est un éternel recommencement.
Cette petite introduction m’a parue nécessaire. Tout mon soutien et mon plus profond respect au peuple Ukrainien.
Mais place à la suite.
- On continue Mamie ? Me dirent les jumeaux en m’apportant mon album photo.
Manon et Mathis étaient déjà installés sur la terrasse de ma maison dominant la mer d’Iroise, face à moi. Le vieux chat, appelé à l’origine Figaro, mais rebaptisé Arpège, compte tenu de la gamme plus que variée de ses miaulements, vint se lover sur mes genoux, sa place qu’il refusait de partager. Amigo, le labrador chocolat, se coucha à mes pieds. Nous étions tous prêts, mes petits-enfants, mes fidèles compagnons.
« Hier soir, tu en étais au moment où vous êtes rentré de Prague avec Papy.
- Oui. J’étais heureuse. Pour la première fois de ma vie, j’étais amoureuse. Vraiment amoureuse. Je me suis rendue compte que ce que j’avais connu avant au niveau sentiments n’avait rien à voir avec ce que je vivais à ce moment-là. Ce n’était plus une bluette adolescente ou une aventure à la va-vite. J’avais eu le vrai coup de foudre. Mon cœur s’emballait vraiment. Je ne m’amusais plus, j’avais conscience de vivre un moment important de ma vie.
En rentrant à Paris, nous nous sommes rapidement installés ensemble dans le petit appartement de Pierre, près de Montmartre. J’ai laissé ma copine et la rue des Fossés Saint Bernard, où j’ai vécu tant de moments agréables, de fêtes, de flirts, de soirées à débattre, à refaire le monde, à rire. J’ai laissé cette partie de ma vie un peu à regret, sûrement, mais pour un autre univers, plus intimiste, même si des amis y venaient régulièrement. C’était notre cocon, notre nid d’amoureux. J’y étais bien.
Quand Pierre m’a proposé de vivre avec lui, j’avoue, j’ai hésité. Même si la société était à l’époque en profonde mutation, nous n’étions pas mariés et s’était un peu compliqué. Ça ne se faisait pas trop en 1968.
Notre relation n’était pas un secret à l’agence. Déjà, nous avions demandé de pouvoir couvrir les mêmes événements ensemble. Moi pour les photos, Pierre pour les articles. On nous appelait les « amoureux » de manière affectueuse. C’est un métier où on est souvent seul, donc nous voir ainsi, toujours ensemble, amusait les confrères, surtout que nous étions les benjamins de l’agence, un peu les mascottes. Epsilon était une petite famille. Rien à voir avec l’ambiance entre reporters ou photographes en général, concurrents qui se tiraient la bourre. Et ça, nous le devions à Hubert Flandrin, le patron de l’agence, qui avait insufflé cet état d’esprit.
Avec Pierre, travailler sur les mêmes reportages n’était pas toujours possible. Nous étions donc perpétuellement par monts et par vaux, ensemble ou séparément. Finalement, notre petit logement de la rue Custine, nous n’y étions pas si souvent que ça, ou pas en même temps du moins. C’est aussi pour ça que lorsque nous y étions conjointement, il se transformait en nid, en oasis de quiétude, après la folie des reportages et de notre vie d’ailleurs.
Notre rêve ultime était de partir ensemble au Vietnam, le graal à l’époque quand on faisait ce métier. Mais le Vietnam était réservé aux journalistes les plus aguerris. Nous étions jeunes et pas loin d‘être des débutants encore. Surtout moi, je n’étais photographe de presse que depuis quelques mois, même si j’avais frappé fort avec deux ou trois clichés. Mais à Epsilon, si tu prenais la grosse tête, Flandrin se chargeait de te faire revenir sur terre vite fait.
En plus, quand on envoyait un reporter ou un photographe au Vietnam pour couvrir la guerre, c’était pour une période assez longue. Ceux travaillant pour Epsilon et présents sur place ne devaient pas rentrer avant plusieurs mois.
Avec Pierre, nous rongions donc notre frein. Nous en parlions souvent, nous attendions notre tour. Mais il était hors de question pour nous d’y aller séparément. Nous n’envisagions même pas d’être séparés pour six mois, au moins. Même si le Vietnam était notre objectif, il était hors de question d’y aller l’un sans l’autre. Nous avions prévenu Flandrin.
Nous étions début 69, un matin, Flandrin nous a convoqués tous les deux. Dans un premier temps, nous pensions que notre tour était venu. Nous étions comme fous :
- Bon, les amoureux, vous partez tous les deux au Biafra.
- Au Biafra ? Nous lui avons répondu en cœur et presque déçus que ça ne soit pas le Vietnam.
Une fois ce sentiment de déception passé, nous avons réalisé ce qui nous arrivait. Notre premier vrai reportage loin du pays depuis nos aventures Tchécoslovaques. Et nous y allions ensemble ! Je me suis retenue de sauter de joie :
- Attention, continua Flandrin, ça ne va pas être une partie de plaisir. La situation politique est tendue là-bas, la guerre fait rage. J’ai une autorisation, pour vous deux, pour pouvoir aller dans un camp de réfugiés. Vous pourrez y rester plusieurs semaines si besoin. Ramenez-moi quelque chose qui sort de l’ordinaire. Sortez des sentiers battus, des clichés habituels. Ça c’est bon, j’ai ce qu’il faut. Je veux un autre éclairage.
- Mamie ? Le Biafra, c’est quoi ?
- Euh, oui, je m’emballe…
En 1967, le Biafra, une région au sud du Nigeria a fait sécession. Le Nigeria était secoué depuis plusieurs années par des coups d’états successifs. Les tensions ethniques étaient à leur comble.
Le gouvernement nigérian a formé un blocus autour du Biafra.
Ce blocus et la guerre civile aboutiront à une grave crise humanitaire et à des massacres de la part de l’armée nigériane. Les populations de la région se sont regroupées dans des camps de réfugiés, où la famine sévissait. A l’époque, nous avions tous en tête ces photos d’enfant biafrais mourant de faim.
La médiatisation de la famine de la part du gouvernement biafrais, accusant le Nigeria de génocide aboutira à un des tout premiers élans de solidarité internationale.
La France était un des rares pays à soutenir le Biafra, l’Angleterre, l’URSS et les Etats-Unis s’étaient rangés du côté du gouvernement nigérian. Les intérêts stratégiques et économiques étaient énormes, Le Biafra était la région du Nigeria où se trouvait les réserves de pétrole du pays, la région la plus riche, donc. Ce qui se passait au Biafra, au début de la guerre civile, était inconnu du monde. Seuls les bénévoles de la Croix-Rouge étaient présents dans les camps de réfugiés. Un certain nombre de médecins français se sont portés volontaires pour aller travailler dans les hôpitaux et les centres d’alimentation du Biafra assiégé. Ils ont été victimes aussi d’attaques de l’armée nigériane et on vus des civils se faire assassiner et mourir de faim. Ces médecins ont publiquement critiqué le gouvernement nigérian, la politique internationale et aussi la Croix- Rouge, même si elle était présente sur place et qu’elle aidait, pour leur silence face au désastre humanitaire et à l’horreur de la situation au Biafra.
En nous rendant là-bas avec Pierre, c’est l’angle que nous avions choisi. Nous étions, sans le savoir à l’époque, en train de présenter la naissance de l’action humanitaire. Seule existait alors, la Croix- Rouge internationale.
J’ai pris là-bas en photo un tout jeune médecin, Bernard Kouchner. Le voilà là, un des plus véhéments et surtout parmi les plus investis. Avec ses collègues sur place, ils ont décidé qu’il fallait une organisation humanitaire indépendante qui ignorerait la politique, les religions, les intérêts économiques et qui donnerait la priorité aux victimes.
C’est là qu’on leur a donné ce surnom des « French Doctors ». Bernard Kouchner et ses amis vont créer deux ou trois plus tard Médecins sans Frontières qui existe encore aujourd’hui. Qui existe encore aujourd’hui, hélas, devrais-je dire !
- Pourquoi hélas Mamie ? Ce qu’ils font, c’est super.
- Mais non, ce n’est pas ça que Mamie veut dire !
- Quoi alors ?
- Ben t’es idiot ou quoi ! Elle dit hélas, parce qu’aujourd’hui après tout ce temps, on a toujours besoin de gens comme eux et d’organisations internationales. Rien n’a évolué, les horreurs ne s’arrêtent jamais.
- Comme les Restos du Cœur qui devraient exister pour un hiver et qui sont toujours là, plus de 30 ans après.
- Ah ouais !
J’assistais, amusée, à leurs échanges. Ils sont bien mes petits-enfants quand même :
- L’humanité n’apprend pas de ses erreurs, les enfants. L’histoire n’est qu’un éternel recommencement. Bernard Kouchner deviendra ministre bien plus tard. Le voilà, tout jeune, ici dans le camp au Biafra.
C’est ce que nous avons essayé de montrer avec votre grand-père, la naissance d’un mouvement, et puis l’horreur aussi, bien sûr.
Nous étions logés avec Pierre près d’un camp de réfugiés, avec quelques occidentaux, principalement des membres des organisations internationales et des reporters.
Nous nous sommes liés d’amitié avec Mary, une infirmière anglaise de la Croix-Rouge qui œuvrait dans le camp. Le soir, nous nous réunissions dans sa tente, ou dans la nôtre pour discuter.
Je suis restée deux semaines là-bas. Rapidement, la fameuse question récurrente que je me posais depuis la Tchécoslovaquie est revenue sur le tapis. Elle me hantera toute ma carrière. Mes photos de réfugiés faméliques, mourant de faim, surtout des enfants, était-ce du voyeurisme ? Ma meilleure photo prise là-bas, c’est pour moi celle-ci. Ce n’est pas l’enfant que je voulais montrer, on le voit juste de dos. Ce sont tous ces photographes internationaux qui le mitraillaient avec leurs appareils, à la recherche du cliché à mettre en première page, tels des paparazzis. Je l’ai fait aussi, bien entendu. Mais moi, je n’en était pas fière, j’ai eu honte de ça, même.
Je n’ai pas répondu à cette fameuse question là-bas. Mais j’avais sûrement encore plus de doutes après le Biafra. L’important était bien entendu de montrer au monde ce qui se passait là-bas. Mais jusqu’à quel point, avec quelle pudeur et surtout pour quel effet ? Encore et toujours cette opposition entre information et voyeurisme, entre vérité et sensationnel qui me tenaillait.
D’ailleurs, Flandrin à mon retour m’a dit que ma photo était extraordinaire, mais qu’il n’arriverait pas à la caser dans la presse. En revanche, il l’a faite encadrer et l’a accrochée sur les murs de son bureau, déjà couverts de clichés. Pour lui, c’était une grande photo, mais invendable. J’étais très fière d’être affichée sur les murs de cet homme, un peu mon mentor. Voilà l’histoire d’une de mes photos, qui fait partie de celles que je considère comme les meilleures de ma carrière.
J’ai donc décidé, au bout de deux semaines de rentrer à Paris. J’en avais vu assez. Il n’y avait rien de plus à montrer. Pierre est resté. Il devait interviewer l’écrivain Wole Soyinka, futur prix Nobel, qui œuvrait pour la fin de la guerre au Biafra et pour la réunification nationale. Il avait été arrêté par le gouvernement nigérian et sortait juste de prison, où il avait écrit un recueil de poèmes pour la paix.
Je suis donc revenue seule en France.
Deux semaines plus tard, début mars, un mardi, je m’en souviens, j’étais à Toulouse pour couvrir le premier vol d’essai d’un avion révolutionnaire, le Concorde.
J’ai fait de beaux clichés du bel oiseau blanc et de son bec de rapace.
Pierre a pu me joindre le soir à mon hôtel toulousain. Flandrin lui avait donné mon numéro. Je vous rappelle les enfants, que c’était une autre époque ! Nous n’avions pas de portables. Pour se parler au téléphone, c’était toute une organisation. En plus, Pierre était au Nigeria.
Il m’appelait de son hôtel à Lagos, la capitale. Il m’a annoncé qu’il revenait le lendemain. Il devait atterrir à 14 heures à Orly. Etant à Toulouse, je ne pourrais pas être là à 14 heures, pour l’accueillir. Je reprenais le train le lendemain dans la matinée pour Paris. A l’époque, toujours, pas de TGV. Traverser la France en train prenait du temps.
Nous avons convenu de nous retrouver à notre appartement le soir.
J’ai quand même pu obtenir un billet de train pour rentrer le lendemain matin de bonne heure. J’allais tout tenter pour le rejoindre à Orly et lui faire la surprise.
- On imagine les retrouvailles Mamie. Mais vous aviez l’habitude d’être séparés, d’être chacun de votre côté pour des reportages.
Certes et les retrouvailles étaient toujours… plutôt… comment dire… débridées, à chaque fois. Je ne vous fais pas un dessin, les enfants. Là, cette fois, une surprise de taille m’attendait.
J’étais en retard à l’aéroport. L’avion avait déjà atterri, mais depuis peu. J’ai couru vers la sortie des passagers. Je me suis dit que le temps qu’il récupère ses bagages, qu’il remplisse les formalités de douane, je ne pouvais pas le louper en l’attendant là. Et en arrivant, j’ai vu Pierre… qui embrassait Mary :
- Oh ! Pas sur les joues, je pense.
- Ah ouais ! Il lui…
Manon, poussa son cousin du coude, pour l’interrompre et qu’il se taise. Entièrement à mon histoire j’ai continué :
Je me suis figée. Ils me tournaient le dos, ils ne pouvaient pas me voir. Lui, sûrement poussé par une sorte de sixième sens, s’est retourné et m’a vue.
- Oh non, lâcha Manon.
- Et alors Mamie, tu as fait quoi ?
- J’ai fait demi-tour et je suis partie en courant. Les larmes m’empêchaient de voir où j’allais. Je l’ai entendu dans mon dos crier, « Anne ».
- Et alors ? Il t’a rattrapée ?
Dans la foule compacte, plusieurs avions venaient d’atterrir, j’ai pu m’enfuir sans qu’il ne puisse me rattraper. Je me suis caché derrière un kiosque à journaux dans l’aérogare. Je n’avais surtout pas envie de lui parler, d’entendre ses explications.
- Ça je peux le comprendre !
Je suis sortie de ma cachette au bout d’un moment, puis j’ai erré longtemps. Le soir, je suis retournée devant notre immeuble. Il y avait de la lumière dans notre appartement. Je l’ai vu sortir au bout d’un moment, seul. Est-ce qu’il rejoignait Mary ? J’étais désespérée.
- J’imagine bien !
Je suis montée, puisqu’il était sorti. J’ai pris mes affaires et je suis repartie.
J’ai juste laissé une lettre à Pierre annonçant notre rupture. Enfin, juste quelques mots « Je m’en vais, ne cherche pas à me recontacter ». Un peu mélodramatique, je le conçois.
J’ai téléphoné à Flandrin. Je savais qu’il restait toujours tard au bureau. Je ne voulais pas me rendre sur place. J’avais peur que Pierre y soit. J’ai demandé à ce qu’on m’envoie le plus loin possible, au Vietnam par exemple. Flandrin m’a dit avoir assez de photographes là-bas.
Il m’a envoyée au Maroc. Un séisme sous-marin venait de provoquer un mini tsunami là-bas, causant pas mal de dégâts. Casablanca, notamment, était sous les eaux.
Je m’éloignais de Paris pour quelques jours. J’ai ramené mes affaires chez mon amie avec qui j’habitais rue des Fossés Saint Bernard. Elle avait déménagé ailleurs à Paris. Mais nous allions reprendre notre colocation. Elle m’a un peu réconfortée. Et je suis partie pour le Maroc le lendemain matin. J’avais demandé à Flandrin de ne rien dire à personne, sur notre situation et surtout pas à Pierre où j’allais :
- Ah, les querelles d’amoureux !! A-t-il bougonné.
Un soir, après que je sois rentrée du Maroc, Pierre est venu sonner. Je l’ai laissé s’expliquer avec ma copine, à qui j’avais demandé de lui dire que je ne logeais pas là, qu’elle n’avait pas de mes nouvelles et qu’elle ne savait pas où j’étais.
Je passais en coup de vent à l’agence, vraiment quand j’étais obligée de le faire, de peur de tomber nez à nez avec lui. J’ai demandé à Flandrin de me trouver des missions hors de Paris, autant qu’il pouvait. Il m’a dit que Pierre cherchait à me joindre, qu’il voulait me parler. Est-ce que j’avais un message à lui faire passer ? J’ai écrit une longue lettre que je lui ai laissée à l’agence. Une lettre de rupture, une vraie cette fois. Pas quelques mots griffonnés sur un bout de papier comme la dernière fois.
Une semaine plus tard, Flandrin m’a appris au téléphone que Pierre a demandé à partir pour le Vietnam pour une longue durée. Un grand reporter de l’agence ayant été blessé par une balle perdue et devait être rapatrié. Flandrin a accepté de le laisser partir. A contrecœur, pour tout le monde à l’agence, la séparation des « amoureux », comme ils nous appelaient, rendait tout le monde triste. Pour tous, le départ de Pierre sonnait comme une séparation définitive, ce n’était plus une simple querelle d’amoureux.
J’avoue, j’ai failli craquer, j’étais à deux doigts de le recontacter avant son départ. Je me posais des tas de questions. J’étais toujours amoureuse malgré tout. Plus que jamais même, mais je me sentais trahie. J’ai tenu bon. Il m’avait trompée et je n’avais pas envie d’entendre ses explications.
C’est mon égo qui parlait, pas mon cœur. J’étais à nouveau célibataire.
D’avril à l’été, j’ai couvert quelques événements en France, je suis allée en Italie une fois aussi.
Pas grand-chose à suivre en fait. L’actualité de cette époque, ça aura été la démission de De Gaulle, les élections qui ont suivi et l’élection de Pompidou. Tous les journalistes étaient sur le coup, mais pour nous les photographes, beaucoup moins d’intérêt.
Je n’étais pas au mieux. Pierre parti, pas de reportages intéressant à faire. On va même dire que je déprimais, même si avec ma copine, on a repris notre train-train d’avant. Un soir, j’ai un peu flirté avec un garçon, mais le cœur n’y était pas.
Début août, Flandrin me fait venir dans son bureau :
- Anne, tu es disponible le 15 août ?
- Bien sûr !
- Tu vas aux Etats-Unis.
- Aux Etats-Unis ?? Ahou, je n’y crois pas !
- Un festival de musique va avoir lieu dans un coin paumé en pleine cambrousse avec tous les groupes rock du moment. Un trou appelé Woodstock. Tu te prépares, tu y vas et tu me ramènes le plus de photos possible. On attend 50 000 hippies et autres sauvages chevelus là-bas. Il y aura de quoi faire de la photo.
Je n’étais jamais allée en Amérique. Traverser l’Atlantique, c’était un rêve. En plus, le sujet m’intéressait.
Je me suis renseignée sur ce festival qui deviendra légendaire. Déjà, contrairement aux idées reçues, le festival n’a pas eu lieu à Woodstock, mais à Bethel à 60 km de Woodstock et à une centaine de New York. De plus, prévu à l’origine pour accueillir 50 000 personnes, et durer trois jours, du 15 au 17 août 1969, le festival a finalement accueilli près d’un demi-million de personnes et a duré un jour de plus. Mais j’y reviendrai. Cet afflux de gens aura provoqué le plus gros embouteillage de toute l’histoire des Etats-Unis. Ça aura nécessité l’intervention de l‘armée, pour encadrer la sécurité, les artistes seront acheminé en hélicoptère, seul moyen de transport permettant encore de rejoindre le lieu.
Heureusement, pour ma part, j’étais sur place l’avant-veille, pour prendre des photos de la mise en place.
Les organisateurs furent rapidement dépassés. Face à l’affluence, ils ont déclaré rapidement le festival gratuit et fait ouvrir les portes à tous.
Les sanitaires prévus en nombre insuffisant, le manque de nourriture sur le site, la foule trop importante pour le lieu empêchant l’accès à la scène, n’ont en rien entamé le plaisir des festivaliers, de communier avec les plus grands groupes et artistes de l’époque. Car ils étaient venus pour ça, pour la musique. Avec ces conditions dantesques, il n’en fallut pas plus pour que naisse la légende.
Mais l’un des aspects le plus surprenant de Woodstock, c’est l’héritage qu’il a laissé. Woodstock continue de fasciner encore aujourd’hui. Il fait toujours partie de l’héritage musical.
« Trois jours de paix et de musique », voilà la promesse faite par les organisateurs du plus mythique des événements contre-culture jamais organisé.
Au bout de la première journée, des orages et une pluie diluvienne ont transformés le site en bourbier géant. Ça, en plus des retards dus aux embouteillages du début, le festival a pris un retard important. Devant s’arrêter le dimanche soir, il aura duré jusqu’au lundi.
La légende vient aussi de là, pas seulement des artistes sur scène. Ça dépassait l’entendement. Un festival surréaliste, 500 000 personnes pendant trois jours ensemble par amour de la musique et de la paix, un miracle en quelque sorte. Un mélange de miracle et de chaos, tous ces gens dans la boue, n’ayant pas grand-chose à manger.
On peut aujourd’hui se demander pourquoi autant de jeunes se sont déplacés et sont restés malgré les conditions. La jeunesse de l’époque rêvait d’une utopie, d’un autre monde et Woodstock a été pour eux, en pleine guerre du Vietnam, sous le gouvernement de Nixon, la concrétisation de ce monde rêvé. Un regroupement d’individus unis dans la paix.
Avec le recul, je pense que ça relève du miracle. Un demi-million de personnes passe un week-end dans la promiscuité et dans des conditions déplorables, et aucune violence n’a été constatée. Il y a eu certes trois morts (et deux naissances), mais des morts accidentelles.
Non, ce demi-million de jeunes là, qui s’est déplacé, était seulement là pour un idéal. La jeunesse américaine manifestait depuis pas mal de temps contre la guerre au Vietnam notamment. Woodstock était aussi un acte de rébellion, un acte politique presque, une façon de montrer que la paix est une valeur suprême, la continuité de leur action menée depuis deux ans. Ce schéma se reproduit encore aujourd’hui. Les jeunes marchent pour le climat, pour les droits des femmes, la plupart du temps de façon pacifique.
Woodstock aura été le fantasme d’une communauté éphémère ressemblée dans un déni heureux de la réalité, des contraintes, des obligations. Un moment hors du temps en quelque sorte. C’était autant un événement politique et sociétal, que musical en tant que tel.
C’est comme ça que je l’ai ressenti. J’y étais pour mon travail, prendre des photos, et finalement, j’ai participé à Woodstock au même titre que les festivaliers. J’ai adhéré à cet état d’esprit. J’avais 22 ans à l’époque, j’avais l’esprit libre. J’y étais à ma place. J’étais comme eux.
Et puis, il y a eu la musique. Je n’en ai pas encore parlé.
Voir en vrai les artistes que j’entendais sur mon électrophone… Je ne vais pas vous faire l’injure, mes chers petits-enfants, de vous dire ce qu’est un électrophone, n’est-ce pas ?
- Euh non, on imagine à peu près ce que c’est, Mamie.
- Mouais… sur mon électrophone donc… - Si une fois, j’en ai vu un Mamie ! Dans une brocante !
- Je ne relèverais pas… Lors de nos soirées rue des Fossés Saint Bernard, nous écoutions la musique de l’époque, les artistes, les groupes anglo-saxons pour la plupart qu’aimait la jeunesse de l’époque, les Beatles, les Rolling Stones et tous les autres. J’ai vu certains de mes héros du moment. Johnny Winters, Les Grateful Dead, Joan Baez, la grande Janis Joplin. Oh, tous n’étaient pas au top, au sommet, ni de leur art ni de leur forme. Peut-être pour les trois-quarts de ceux que j’ai vus, les prestations musicales ne méritent pas forcément qu’on s’y attarde. Seulement, il y a le quart restant. Et là, j’ai vécu des moments d’anthologie.
Ces moments n’ont rien perdu de leur magie aujourd’hui. Ils font partie de la bande son de leur époque et aussi de la bande son universelle, quelque part.
Il y a eu Richie Havens, pour commencer. Le vendredi 15 août, c’est le chaos sur le site du festival. Les embouteillages monstres, causés par la déferlante humaine, font en sorte qu’aucun artiste prévu au programme n’arrive à l’heure. Pour faire patienter la foule, on demande à Richie Havens, un musicien folk quasi inconnu, de jouer et de rester le plus longtemps possible sur la scène. Il a joué tout son récital, puis ne sachant plus quoi faire, il a repris un standard américain, Freedom, dont il donnera une interprétation toute personnelle, complètement habitée. Freedom deviendra mythique et donnera le ton au festival. La carrière de Richie Havens était née.
D’autres artistes inconnus se sont fait un nom à l’occasion de ce festival, mais j’y reviendrais. D’autres plus connus ont été plus que moyens, Janis Joplin, Grateful Dead, le concert a été arrêté prématurément, du fait de l’orage, le guitariste se prenait de décharges électriques, puis les amplis ont grillés.
Tandis que la pluie arrose copieusement les festivaliers, un chanteur anglais inconnu a entamé la journée du dimanche. Sa version très personnelle de A Little Help From My Friends des Beatles demeurera un des hauts faits de Woodstock. Sa longue carrière était aussi lancée. Il s’appelait Joe Cocker
- Attends Mamie, on va écouter, m’interrompt Mathis en prenant son portable et en lançant la chanson de Joe Cocker.
- Ah ouais, ça c’est connu !
Autre moment de folie, que nous aura apporté un groupe complètement inconnu de San Francisco. Nous revenons au samedi, le ciel est gris, le sol trempé, le public endormi par la précédente performance est réveillée par une décharge électrique. Carlos Santana obtiendra la reconnaissance, ce jour-là, grâce notamment au solo de guitare sur Soul Sacrifice.
Je pourrais aussi citer, les Who qui auront aussi réveillé le public vers 5 heures du matin avec les morceaux de leur opéra-rock « Tommy », avant que le guitariste ne lance son instrument dans la foule.
Même si mes accréditations me permettaient de passer derrière la scène et d’apercevoir les musiciens de loin, ce n’est pas là où j’ai fait la plupart de mes photos.
Le vrai spectacle, il était dans la foule, devant la scène ou aux alentours aussi, dans ce conglomérat de tentes. Une véritable ville s’était créée.
Je m’arrêtais discuter avec les gens, on échangeait. Tout le monde se parlait en fait. C’est comme ça que j’ai rencontré Karen et Terry, un couple de jeunes assis devant leur tente. Ils venaient de Brooklyn. Ils avaient une vingtaine d’année, à peu près comme moi. Je leur ai parlé de la France, de mon métier. Mon anglais me permettait de tenir une conversation, nous nous comprenions. Eux étaient étudiants. J’ai passé la soirée du premier jour avec eux. Je suis retourné les voir le lendemain, le samedi soir, donc. Nous avons partagé un dîner avec ce que nous avions, c’est-à-dire pas grand-chose, la nourriture manquait sur place. Même si des ravitaillements avaient eu lieu, il n’y avait pas de quoi nourrir 500 000 personnes.
Tenez, les voilà. Je les ai photographiés devant leur tente.
Après le repas, Terry a allumé un joint de marijuana. Je n’étais pas une consommatrice, même si dans notre appartement rue des Fossés Saint Bernard, il arrivait parfois, que des copains en ramenaient. J’y avais déjà goûté, on va dire.
Nous étions bien à l’abri de la pluie, même à 500 mètres de la scène, nous entendions la musique. Ce que je vous raconte là, les enfants, même s’il y a prescription, c’est top secret, n’est-ce pas ?
- Comme le reste Mamie !
- Et ce n’est pas parce que je l’ai fait, que vous, vous pouvez le faire aujourd’hui ! C’était une autre époque. Les choses ont changées.
-Oui, oui bien sûr Mamie ! Tu penses bien ! Bon, il s’est passé quoi après ? Je sens que ce n’est pas tout.
- Il ne s’est rien passé de plus, après un moment, j’ai rejoint le préfabriqué où j’étais logée et j’ai dormi. Ce que j’ai fumé m’a assommée complètement. Si on ajoute la fatigue accumulée depuis ces derniers jours, je n’ai pas fait long feu !
- C’est décevant presque !
- Peut-être… Mais, c’est bien ce qui s’est passé.
Même si j’ai avoué avoir goûté à la marijuana à mes petits-enfants, prétextant, une autre époque, je n’ai pas pu leur parler de l’amour libre. Et pourtant… Ce soir-là, je ne suis pas rentrée avant l’aube, je suis restée avec Karen et Terry.
Ce qu’il s’est vraiment passé dans la tente ce soir-là, difficile d’en parler avec mes petits-enfants. C’est Terry d’abord qui m’a embrassé. Ce que j’avais fumé m’a désinhibé un peu, mais je jetais des regards fréquents à Karen. Elle nous regardait en souriant. D’abord très gênée, je me suis détendue au fur et à mesure. J’ai aussi évacué les restes de mes désillusions sentimentales récentes.
Je me suis laissée aller de plus en plus. Les effets de la marijuana sûrement, j’ai fermé les yeux. Je ne me suis pas aperçue tout de suite que c’était Karen qui enlevait les boutons de ma tunique, et qui me caressait la poitrine. Quand j’ai rouvert les yeux et que je me suis rendue compte de ça, j’ai presque trouvé ça normal. Karen a remplacé Terry et m’a embrassée à son tour. Encore une première pour moi. Je n’avais même jamais imaginé encore que je pouvais embrasser une autre fille. J’ai trouvé ça très agréable. Mes sensations étaient exacerbées. Des mains me caressaient le corps, je ne savais pas trop à qui elles appartenaient. Mais peu importe finalement. Les barrières tombaient. Mes propres mains ont caressé les corps à leur tour. Celui de Karen, celui de Terry, indifféremment. Je me souviens encore 50 ans après, la perception que j’ai eue, de la douceur des seins de Karen, de son ventre. Je me souviens parfaitement quand Terry s’est écarté et nous a laissées toutes les deux. Nous nous sommes déshabillées. Mon premier orgasme de la soirée, c’est Karen qui me l’a apporté. Puis Terry nous a rejointes. Il s’est allongé sur le dos, je me suis positionnée à califourchon sur lui. Karen était dans mon dos et m’embrassait le cou, me caressait le ventre et la poitrine. J’ai eu mon deuxième orgasme de la soirée. Terry son premier. Puis Karen m’a attirée vers elle, et à mon tour, je lui ai donné du plaisir. Terry, couchés à côté d’elle, l’embrassait et la caressait.
Nous nous sommes endormis tous les trois, repus. Je me suis réveillée dans la nuit et je suis partie.
Je suis revenue à la tente de Karen et Terry le lendemain, mais ils n’étaient pas là, certainement près de la scène. Le soir, le dimanche, donc, l’emplacement était vide. Ils étaient partis, sûrement qu’ils étaient retournés à Brooklyn.
- Mamie !!! Tu es encore avec nous ?
Les mots de Manon goguenarde m’ont fait sursauter :
- Oui, oui, je continue !
- Ah parce que ce n’est pas fini.
- Ah non ! Je ne vous ai pas parlé du meilleur moment.
- Quoi ?
- Ma rencontre avec Jimi Hendrix !
- Ah carrément… Mamie et Jimi Hendrix !
Comme je vous l’ai dit, j’étais la plupart du temps dans la foule, rarement dans la zone mixte, derrière la scène. Pourtant, le dimanche soir, j’y suis allée. Jimi Hendrix devait jouer vers minuit. Mais le festival avait pris tellement de retard que son concert a été repoussé. Il jouera finalement le lendemain matin vers 8 heures, le lundi en fait.
Le dimanche soir, il était donc en zone mixte pour voir, s’il pourrait où non jouer. Je le photographiais de loin. A un moment, j’ai crié « Jimi » pour qu’il tourne la tête. Il a bien tourné la tête, et a cherché à savoir qui venait de l’interpeller. J’étais la seule fille derrière les barrières où se trouvaient les photographes. Il s’est approché de moi en souriant, posant près de moi, pour que je le mitraille :
- Hello girl ! Where are you come from?
- From France - France? So fine… I love France!
Voilà, quelques uns des clichés que j’ai fait ce jour là.
Puis, on est venu le chercher, sûrement pour lui dire que son concert était repoussé. Il est parti, mais m’a tout de même fait un signe de la main.
- Trop forte Mamie !
Mais ce n’est pas tout. Finalement, comme je vous l’ai dit, Jimi a joué le lendemain à l’aube. C’est lui qui clôturait le programme. La plupart des festivaliers étaient partis dans la nuit ou la veille au soir. Il restait toutefois environ 50 000 personnes, qui ont pu assister à ce qui aura été très certainement le moment fort du festival. Enfin 50 000, c’est énorme, mais comparé aux 500 000 encore là la veille, ça semblait peu.
Je me trouvais encore en zone mixte, pour voir Jimi arriver. Il était magnifique dans sa tenue blanche avec des franges sous les manches. Quand il levait les bras, il ressemblait à un aigle.
En passant devant les barrières où je me trouvais, il m’a vue et m’a interpellé :
- Hey French girl ! Come on…
Il a échangé quelques mots avec la sécurité, qui est venue me chercher.
Je me suis retrouvé sur le côté de la scène, à quelques mètres des musiciens. Et là, le spectacle a commencé.
J’avais une vue d’ensemble de la plaine où le public était massé. Je voyais cette marée humaine, composée de jeunes chevelus, de filles dépoitraillées. C’était plus qu’impressionnant, malgré le fait que de nombreux festivaliers n’étaient plus là. Je me suis demandé ce que cela pouvait représenter les jours précédant quand ils étaient un demi-million en face. Regardez, j’ai une photo de la foule là.
Il était huit heures. Le brouillard du matin enveloppait les collines aux alentours. De grosses nappes flottaient au-dessus du champ.
Les musiciens se préparaient. Et puis Jimi Hendrix est arrivé. Il est entré sur la scène, et s’apprêtait à entrer dans les livres d’histoire. Il portait un bandeau fuchsia pour tenir sa coiffure afro et la fameuse veste de daim blanc, prêtée par sa petite amie. Comme je vous le disais tout à l’heure, il ressemblait à un aigle. Jimi Hendrix a empoigné sa fameuse guitare stratocaster en faisant voler les longues franges des manches de sa veste. Et c’est parti pour deux heures de musique.
C’était un nouveau groupe qui l’accompagnait, leur premier concert ensemble. Leur prestation s’en est ressentie. Du moins au début. Jimi et ses musiciens étaient un peu à côté de la plaque, jouant plus chacun de leur côté, qu’ensemble. Dès le début Jimi a fait le show, en jouant notamment avec ses dents, comme il le faisait souvent. Mais, sentant que le spectacle n’était pas à la mesure de l’événement, il s’est tendu. Il a repris les choses en main, a adressé des signes à ses musiciens pour qu’ils se reprennent. Il ne voulait plus tenir la baraque à lui tout seul. Il avait aussi envie de se lâcher certainement. Conscient que les musiciens jouaient les uns contre les autres ou complètement à contretemps, il a laissé paraître des signes de confusion puis d’agacement. En clair, il reprend la main. Débute alors Voodoo Child, un classique qui durera près d’un quart d’heure ce jour-là. Un quart d’heure de demi-transe, au cours desquelles il joue les yeux fermés, totalement habité. Regardez là, la photo que j’ai faite. Son visage en gros plan !
- Oui, il semble ailleurs Mamie !
- Je crois qu’il l’était, sur sa planète. C’était un peu un extra-terrestre. A la fin, il criera « Peace et Hapinesss », par trois fois. On a ressenti sur la scène, le frisson qui a parcouru la foule.
Enfin, il a attaqué la célèbre version distordue de l’hymne américain. Il éclatait les notes, triturait les sons sortant de sa guitare, parodiait les éclats de bombes au Vietnam, les rafales de mitraillettes et les cris d’enfants. Hommage ou sacrilège. Au début, les gens sont restés interdits, pas préparés à cette interprétation de Star Spangled Banner. Elle était à la fois magnifique et poignante, et affreuse par certains côtés. Quand la musique s’est achevée, succédant au tonnerre des amplis, a éclaté une immense ovation. Jimi sait à ce moment-là qu’il a sauvé son concert qui partait en vrille. Il terminera avec Puprle Haze, où il volera, aérien puis avec un morceau qui sera rebaptisé « Woodstock Improvisation », un medley qui durera 28 minutes, traversés de moments puissants et hallucinés. Puis Hendrix saluera et quittera la scène.
Le public en redemandait bien entendu. Il reviendra et avant de tirer sa révérence pour de bon, il interprétera une version beaucoup plus calme de Hey Joe.
Il est 10 h 30, la fête est finie. Le festival de Woodstock s’arrêtait sur la prestation de Jimi Hendrix, faite de ratés et d’éblouissements virtuoses, un peu à l’image de ces trois jours. En tout cas, d’après les spécialistes, le concert le plus fou et le plus débridé de tous ceux qu’il aura donné au cours de sa carrière trop vite arrêtée. Aujourd’hui, il incarne encore et toujours Woodstock. Il est Woodstock.
Et nous, nous sommes redescendus sur terre, après ce moment hors du temps. Jimi, partit, je suis retournée dans la foule prendre quelques photos des derniers « Flower children » repartant hébétés dans les Vans Volkswagen peinturlurés, où par grappes vers les voitures abandonnées quelques kilomètres plus loin.
Ainsi s’achèveront trois jours qui ont fait croire au monde qu’il ne tournerait jamais plus pareil. Peace, love & gadoue.
Je suis rentrée à Paris.
A peine arrivée, j’ai apporté mes photos à l’agence.
Flandrin paraissait gêné. Je me demandais ce qui se passait :
- Mes photos de Woodstock ne vous plaisent pas Patron ?
- Ce n’est pas ça, Anne… elles sont parfaites tes photos… - Quoi alors ?
C’est la première fois que je le voyais ainsi. Lui, d’habitude, la voix toujours assurée, qui ne mâchait pas ses mots quand il avait quelque chose ça dire. Là, il hésitait. Il ne savait pas comment m’annoncer ce qu’il avait à me dire :
- Allez-y, dites moi.
- Pierre a disparu.
- Disparu ? C’est-à-dire ? Au Vietnam ?
- Il a accompagné une patrouille de soldats américains dans la jungle. Ils ne sont pas revenus. On est sans nouvelles depuis trois jours.
- Je vais là-bas. Envoyez moi là-bas.
- Hors de question !
Pour la première fois, j’ai tenu tête au patron de l‘agence. Lui qui m’impressionnait tant, je lui ai fixé un ultimatum en le regardant dans les yeux : Ou bien vous m’envoyez là-bas, ou bien je démissionne et j’y vais par mes propres moyens.
- Et Mamie ? Il a cédé ?
- On continue demain. Il est tard, au lit !
- Oh non ! ça devenait trop passionnant - Oh si… On va se coucher.
A suivre…
Cette histoire, comme vous l’avez vu dans le premier volet, retrace la vie professionnelle d’une photographe de presse, et débute en 1968. Pour chaque épisode je développe deux évènements. Le choix du « Printemps de Prague » a donc été fait il y a six mois à peu près. A l’époque, je n’imaginais même pas être rattrapée par l’actualité.
Comme le dit Anne, l’être humain n’apprend jamais du passé. L’histoire est un éternel recommencement.
Cette petite introduction m’a parue nécessaire. Tout mon soutien et mon plus profond respect au peuple Ukrainien.
Mais place à la suite.
- On continue Mamie ? Me dirent les jumeaux en m’apportant mon album photo.
Manon et Mathis étaient déjà installés sur la terrasse de ma maison dominant la mer d’Iroise, face à moi. Le vieux chat, appelé à l’origine Figaro, mais rebaptisé Arpège, compte tenu de la gamme plus que variée de ses miaulements, vint se lover sur mes genoux, sa place qu’il refusait de partager. Amigo, le labrador chocolat, se coucha à mes pieds. Nous étions tous prêts, mes petits-enfants, mes fidèles compagnons.
« Hier soir, tu en étais au moment où vous êtes rentré de Prague avec Papy.
- Oui. J’étais heureuse. Pour la première fois de ma vie, j’étais amoureuse. Vraiment amoureuse. Je me suis rendue compte que ce que j’avais connu avant au niveau sentiments n’avait rien à voir avec ce que je vivais à ce moment-là. Ce n’était plus une bluette adolescente ou une aventure à la va-vite. J’avais eu le vrai coup de foudre. Mon cœur s’emballait vraiment. Je ne m’amusais plus, j’avais conscience de vivre un moment important de ma vie.
En rentrant à Paris, nous nous sommes rapidement installés ensemble dans le petit appartement de Pierre, près de Montmartre. J’ai laissé ma copine et la rue des Fossés Saint Bernard, où j’ai vécu tant de moments agréables, de fêtes, de flirts, de soirées à débattre, à refaire le monde, à rire. J’ai laissé cette partie de ma vie un peu à regret, sûrement, mais pour un autre univers, plus intimiste, même si des amis y venaient régulièrement. C’était notre cocon, notre nid d’amoureux. J’y étais bien.
Quand Pierre m’a proposé de vivre avec lui, j’avoue, j’ai hésité. Même si la société était à l’époque en profonde mutation, nous n’étions pas mariés et s’était un peu compliqué. Ça ne se faisait pas trop en 1968.
Notre relation n’était pas un secret à l’agence. Déjà, nous avions demandé de pouvoir couvrir les mêmes événements ensemble. Moi pour les photos, Pierre pour les articles. On nous appelait les « amoureux » de manière affectueuse. C’est un métier où on est souvent seul, donc nous voir ainsi, toujours ensemble, amusait les confrères, surtout que nous étions les benjamins de l’agence, un peu les mascottes. Epsilon était une petite famille. Rien à voir avec l’ambiance entre reporters ou photographes en général, concurrents qui se tiraient la bourre. Et ça, nous le devions à Hubert Flandrin, le patron de l’agence, qui avait insufflé cet état d’esprit.
Avec Pierre, travailler sur les mêmes reportages n’était pas toujours possible. Nous étions donc perpétuellement par monts et par vaux, ensemble ou séparément. Finalement, notre petit logement de la rue Custine, nous n’y étions pas si souvent que ça, ou pas en même temps du moins. C’est aussi pour ça que lorsque nous y étions conjointement, il se transformait en nid, en oasis de quiétude, après la folie des reportages et de notre vie d’ailleurs.
Notre rêve ultime était de partir ensemble au Vietnam, le graal à l’époque quand on faisait ce métier. Mais le Vietnam était réservé aux journalistes les plus aguerris. Nous étions jeunes et pas loin d‘être des débutants encore. Surtout moi, je n’étais photographe de presse que depuis quelques mois, même si j’avais frappé fort avec deux ou trois clichés. Mais à Epsilon, si tu prenais la grosse tête, Flandrin se chargeait de te faire revenir sur terre vite fait.
En plus, quand on envoyait un reporter ou un photographe au Vietnam pour couvrir la guerre, c’était pour une période assez longue. Ceux travaillant pour Epsilon et présents sur place ne devaient pas rentrer avant plusieurs mois.
Avec Pierre, nous rongions donc notre frein. Nous en parlions souvent, nous attendions notre tour. Mais il était hors de question pour nous d’y aller séparément. Nous n’envisagions même pas d’être séparés pour six mois, au moins. Même si le Vietnam était notre objectif, il était hors de question d’y aller l’un sans l’autre. Nous avions prévenu Flandrin.
Nous étions début 69, un matin, Flandrin nous a convoqués tous les deux. Dans un premier temps, nous pensions que notre tour était venu. Nous étions comme fous :
- Bon, les amoureux, vous partez tous les deux au Biafra.
- Au Biafra ? Nous lui avons répondu en cœur et presque déçus que ça ne soit pas le Vietnam.
Une fois ce sentiment de déception passé, nous avons réalisé ce qui nous arrivait. Notre premier vrai reportage loin du pays depuis nos aventures Tchécoslovaques. Et nous y allions ensemble ! Je me suis retenue de sauter de joie :
- Attention, continua Flandrin, ça ne va pas être une partie de plaisir. La situation politique est tendue là-bas, la guerre fait rage. J’ai une autorisation, pour vous deux, pour pouvoir aller dans un camp de réfugiés. Vous pourrez y rester plusieurs semaines si besoin. Ramenez-moi quelque chose qui sort de l’ordinaire. Sortez des sentiers battus, des clichés habituels. Ça c’est bon, j’ai ce qu’il faut. Je veux un autre éclairage.
- Mamie ? Le Biafra, c’est quoi ?
- Euh, oui, je m’emballe…
En 1967, le Biafra, une région au sud du Nigeria a fait sécession. Le Nigeria était secoué depuis plusieurs années par des coups d’états successifs. Les tensions ethniques étaient à leur comble.
Le gouvernement nigérian a formé un blocus autour du Biafra.
Ce blocus et la guerre civile aboutiront à une grave crise humanitaire et à des massacres de la part de l’armée nigériane. Les populations de la région se sont regroupées dans des camps de réfugiés, où la famine sévissait. A l’époque, nous avions tous en tête ces photos d’enfant biafrais mourant de faim.
La médiatisation de la famine de la part du gouvernement biafrais, accusant le Nigeria de génocide aboutira à un des tout premiers élans de solidarité internationale.
La France était un des rares pays à soutenir le Biafra, l’Angleterre, l’URSS et les Etats-Unis s’étaient rangés du côté du gouvernement nigérian. Les intérêts stratégiques et économiques étaient énormes, Le Biafra était la région du Nigeria où se trouvait les réserves de pétrole du pays, la région la plus riche, donc. Ce qui se passait au Biafra, au début de la guerre civile, était inconnu du monde. Seuls les bénévoles de la Croix-Rouge étaient présents dans les camps de réfugiés. Un certain nombre de médecins français se sont portés volontaires pour aller travailler dans les hôpitaux et les centres d’alimentation du Biafra assiégé. Ils ont été victimes aussi d’attaques de l’armée nigériane et on vus des civils se faire assassiner et mourir de faim. Ces médecins ont publiquement critiqué le gouvernement nigérian, la politique internationale et aussi la Croix- Rouge, même si elle était présente sur place et qu’elle aidait, pour leur silence face au désastre humanitaire et à l’horreur de la situation au Biafra.
En nous rendant là-bas avec Pierre, c’est l’angle que nous avions choisi. Nous étions, sans le savoir à l’époque, en train de présenter la naissance de l’action humanitaire. Seule existait alors, la Croix- Rouge internationale.
J’ai pris là-bas en photo un tout jeune médecin, Bernard Kouchner. Le voilà là, un des plus véhéments et surtout parmi les plus investis. Avec ses collègues sur place, ils ont décidé qu’il fallait une organisation humanitaire indépendante qui ignorerait la politique, les religions, les intérêts économiques et qui donnerait la priorité aux victimes.
C’est là qu’on leur a donné ce surnom des « French Doctors ». Bernard Kouchner et ses amis vont créer deux ou trois plus tard Médecins sans Frontières qui existe encore aujourd’hui. Qui existe encore aujourd’hui, hélas, devrais-je dire !
- Pourquoi hélas Mamie ? Ce qu’ils font, c’est super.
- Mais non, ce n’est pas ça que Mamie veut dire !
- Quoi alors ?
- Ben t’es idiot ou quoi ! Elle dit hélas, parce qu’aujourd’hui après tout ce temps, on a toujours besoin de gens comme eux et d’organisations internationales. Rien n’a évolué, les horreurs ne s’arrêtent jamais.
- Comme les Restos du Cœur qui devraient exister pour un hiver et qui sont toujours là, plus de 30 ans après.
- Ah ouais !
J’assistais, amusée, à leurs échanges. Ils sont bien mes petits-enfants quand même :
- L’humanité n’apprend pas de ses erreurs, les enfants. L’histoire n’est qu’un éternel recommencement. Bernard Kouchner deviendra ministre bien plus tard. Le voilà, tout jeune, ici dans le camp au Biafra.
C’est ce que nous avons essayé de montrer avec votre grand-père, la naissance d’un mouvement, et puis l’horreur aussi, bien sûr.
Nous étions logés avec Pierre près d’un camp de réfugiés, avec quelques occidentaux, principalement des membres des organisations internationales et des reporters.
Nous nous sommes liés d’amitié avec Mary, une infirmière anglaise de la Croix-Rouge qui œuvrait dans le camp. Le soir, nous nous réunissions dans sa tente, ou dans la nôtre pour discuter.
Je suis restée deux semaines là-bas. Rapidement, la fameuse question récurrente que je me posais depuis la Tchécoslovaquie est revenue sur le tapis. Elle me hantera toute ma carrière. Mes photos de réfugiés faméliques, mourant de faim, surtout des enfants, était-ce du voyeurisme ? Ma meilleure photo prise là-bas, c’est pour moi celle-ci. Ce n’est pas l’enfant que je voulais montrer, on le voit juste de dos. Ce sont tous ces photographes internationaux qui le mitraillaient avec leurs appareils, à la recherche du cliché à mettre en première page, tels des paparazzis. Je l’ai fait aussi, bien entendu. Mais moi, je n’en était pas fière, j’ai eu honte de ça, même.
Je n’ai pas répondu à cette fameuse question là-bas. Mais j’avais sûrement encore plus de doutes après le Biafra. L’important était bien entendu de montrer au monde ce qui se passait là-bas. Mais jusqu’à quel point, avec quelle pudeur et surtout pour quel effet ? Encore et toujours cette opposition entre information et voyeurisme, entre vérité et sensationnel qui me tenaillait.
D’ailleurs, Flandrin à mon retour m’a dit que ma photo était extraordinaire, mais qu’il n’arriverait pas à la caser dans la presse. En revanche, il l’a faite encadrer et l’a accrochée sur les murs de son bureau, déjà couverts de clichés. Pour lui, c’était une grande photo, mais invendable. J’étais très fière d’être affichée sur les murs de cet homme, un peu mon mentor. Voilà l’histoire d’une de mes photos, qui fait partie de celles que je considère comme les meilleures de ma carrière.
J’ai donc décidé, au bout de deux semaines de rentrer à Paris. J’en avais vu assez. Il n’y avait rien de plus à montrer. Pierre est resté. Il devait interviewer l’écrivain Wole Soyinka, futur prix Nobel, qui œuvrait pour la fin de la guerre au Biafra et pour la réunification nationale. Il avait été arrêté par le gouvernement nigérian et sortait juste de prison, où il avait écrit un recueil de poèmes pour la paix.
Je suis donc revenue seule en France.
Deux semaines plus tard, début mars, un mardi, je m’en souviens, j’étais à Toulouse pour couvrir le premier vol d’essai d’un avion révolutionnaire, le Concorde.
J’ai fait de beaux clichés du bel oiseau blanc et de son bec de rapace.
Pierre a pu me joindre le soir à mon hôtel toulousain. Flandrin lui avait donné mon numéro. Je vous rappelle les enfants, que c’était une autre époque ! Nous n’avions pas de portables. Pour se parler au téléphone, c’était toute une organisation. En plus, Pierre était au Nigeria.
Il m’appelait de son hôtel à Lagos, la capitale. Il m’a annoncé qu’il revenait le lendemain. Il devait atterrir à 14 heures à Orly. Etant à Toulouse, je ne pourrais pas être là à 14 heures, pour l’accueillir. Je reprenais le train le lendemain dans la matinée pour Paris. A l’époque, toujours, pas de TGV. Traverser la France en train prenait du temps.
Nous avons convenu de nous retrouver à notre appartement le soir.
J’ai quand même pu obtenir un billet de train pour rentrer le lendemain matin de bonne heure. J’allais tout tenter pour le rejoindre à Orly et lui faire la surprise.
- On imagine les retrouvailles Mamie. Mais vous aviez l’habitude d’être séparés, d’être chacun de votre côté pour des reportages.
Certes et les retrouvailles étaient toujours… plutôt… comment dire… débridées, à chaque fois. Je ne vous fais pas un dessin, les enfants. Là, cette fois, une surprise de taille m’attendait.
J’étais en retard à l’aéroport. L’avion avait déjà atterri, mais depuis peu. J’ai couru vers la sortie des passagers. Je me suis dit que le temps qu’il récupère ses bagages, qu’il remplisse les formalités de douane, je ne pouvais pas le louper en l’attendant là. Et en arrivant, j’ai vu Pierre… qui embrassait Mary :
- Oh ! Pas sur les joues, je pense.
- Ah ouais ! Il lui…
Manon, poussa son cousin du coude, pour l’interrompre et qu’il se taise. Entièrement à mon histoire j’ai continué :
Je me suis figée. Ils me tournaient le dos, ils ne pouvaient pas me voir. Lui, sûrement poussé par une sorte de sixième sens, s’est retourné et m’a vue.
- Oh non, lâcha Manon.
- Et alors Mamie, tu as fait quoi ?
- J’ai fait demi-tour et je suis partie en courant. Les larmes m’empêchaient de voir où j’allais. Je l’ai entendu dans mon dos crier, « Anne ».
- Et alors ? Il t’a rattrapée ?
Dans la foule compacte, plusieurs avions venaient d’atterrir, j’ai pu m’enfuir sans qu’il ne puisse me rattraper. Je me suis caché derrière un kiosque à journaux dans l’aérogare. Je n’avais surtout pas envie de lui parler, d’entendre ses explications.
- Ça je peux le comprendre !
Je suis sortie de ma cachette au bout d’un moment, puis j’ai erré longtemps. Le soir, je suis retournée devant notre immeuble. Il y avait de la lumière dans notre appartement. Je l’ai vu sortir au bout d’un moment, seul. Est-ce qu’il rejoignait Mary ? J’étais désespérée.
- J’imagine bien !
Je suis montée, puisqu’il était sorti. J’ai pris mes affaires et je suis repartie.
J’ai juste laissé une lettre à Pierre annonçant notre rupture. Enfin, juste quelques mots « Je m’en vais, ne cherche pas à me recontacter ». Un peu mélodramatique, je le conçois.
J’ai téléphoné à Flandrin. Je savais qu’il restait toujours tard au bureau. Je ne voulais pas me rendre sur place. J’avais peur que Pierre y soit. J’ai demandé à ce qu’on m’envoie le plus loin possible, au Vietnam par exemple. Flandrin m’a dit avoir assez de photographes là-bas.
Il m’a envoyée au Maroc. Un séisme sous-marin venait de provoquer un mini tsunami là-bas, causant pas mal de dégâts. Casablanca, notamment, était sous les eaux.
Je m’éloignais de Paris pour quelques jours. J’ai ramené mes affaires chez mon amie avec qui j’habitais rue des Fossés Saint Bernard. Elle avait déménagé ailleurs à Paris. Mais nous allions reprendre notre colocation. Elle m’a un peu réconfortée. Et je suis partie pour le Maroc le lendemain matin. J’avais demandé à Flandrin de ne rien dire à personne, sur notre situation et surtout pas à Pierre où j’allais :
- Ah, les querelles d’amoureux !! A-t-il bougonné.
Un soir, après que je sois rentrée du Maroc, Pierre est venu sonner. Je l’ai laissé s’expliquer avec ma copine, à qui j’avais demandé de lui dire que je ne logeais pas là, qu’elle n’avait pas de mes nouvelles et qu’elle ne savait pas où j’étais.
Je passais en coup de vent à l’agence, vraiment quand j’étais obligée de le faire, de peur de tomber nez à nez avec lui. J’ai demandé à Flandrin de me trouver des missions hors de Paris, autant qu’il pouvait. Il m’a dit que Pierre cherchait à me joindre, qu’il voulait me parler. Est-ce que j’avais un message à lui faire passer ? J’ai écrit une longue lettre que je lui ai laissée à l’agence. Une lettre de rupture, une vraie cette fois. Pas quelques mots griffonnés sur un bout de papier comme la dernière fois.
Une semaine plus tard, Flandrin m’a appris au téléphone que Pierre a demandé à partir pour le Vietnam pour une longue durée. Un grand reporter de l’agence ayant été blessé par une balle perdue et devait être rapatrié. Flandrin a accepté de le laisser partir. A contrecœur, pour tout le monde à l’agence, la séparation des « amoureux », comme ils nous appelaient, rendait tout le monde triste. Pour tous, le départ de Pierre sonnait comme une séparation définitive, ce n’était plus une simple querelle d’amoureux.
J’avoue, j’ai failli craquer, j’étais à deux doigts de le recontacter avant son départ. Je me posais des tas de questions. J’étais toujours amoureuse malgré tout. Plus que jamais même, mais je me sentais trahie. J’ai tenu bon. Il m’avait trompée et je n’avais pas envie d’entendre ses explications.
C’est mon égo qui parlait, pas mon cœur. J’étais à nouveau célibataire.
D’avril à l’été, j’ai couvert quelques événements en France, je suis allée en Italie une fois aussi.
Pas grand-chose à suivre en fait. L’actualité de cette époque, ça aura été la démission de De Gaulle, les élections qui ont suivi et l’élection de Pompidou. Tous les journalistes étaient sur le coup, mais pour nous les photographes, beaucoup moins d’intérêt.
Je n’étais pas au mieux. Pierre parti, pas de reportages intéressant à faire. On va même dire que je déprimais, même si avec ma copine, on a repris notre train-train d’avant. Un soir, j’ai un peu flirté avec un garçon, mais le cœur n’y était pas.
Début août, Flandrin me fait venir dans son bureau :
- Anne, tu es disponible le 15 août ?
- Bien sûr !
- Tu vas aux Etats-Unis.
- Aux Etats-Unis ?? Ahou, je n’y crois pas !
- Un festival de musique va avoir lieu dans un coin paumé en pleine cambrousse avec tous les groupes rock du moment. Un trou appelé Woodstock. Tu te prépares, tu y vas et tu me ramènes le plus de photos possible. On attend 50 000 hippies et autres sauvages chevelus là-bas. Il y aura de quoi faire de la photo.
Je n’étais jamais allée en Amérique. Traverser l’Atlantique, c’était un rêve. En plus, le sujet m’intéressait.
Je me suis renseignée sur ce festival qui deviendra légendaire. Déjà, contrairement aux idées reçues, le festival n’a pas eu lieu à Woodstock, mais à Bethel à 60 km de Woodstock et à une centaine de New York. De plus, prévu à l’origine pour accueillir 50 000 personnes, et durer trois jours, du 15 au 17 août 1969, le festival a finalement accueilli près d’un demi-million de personnes et a duré un jour de plus. Mais j’y reviendrai. Cet afflux de gens aura provoqué le plus gros embouteillage de toute l’histoire des Etats-Unis. Ça aura nécessité l’intervention de l‘armée, pour encadrer la sécurité, les artistes seront acheminé en hélicoptère, seul moyen de transport permettant encore de rejoindre le lieu.
Heureusement, pour ma part, j’étais sur place l’avant-veille, pour prendre des photos de la mise en place.
Les organisateurs furent rapidement dépassés. Face à l’affluence, ils ont déclaré rapidement le festival gratuit et fait ouvrir les portes à tous.
Les sanitaires prévus en nombre insuffisant, le manque de nourriture sur le site, la foule trop importante pour le lieu empêchant l’accès à la scène, n’ont en rien entamé le plaisir des festivaliers, de communier avec les plus grands groupes et artistes de l’époque. Car ils étaient venus pour ça, pour la musique. Avec ces conditions dantesques, il n’en fallut pas plus pour que naisse la légende.
Mais l’un des aspects le plus surprenant de Woodstock, c’est l’héritage qu’il a laissé. Woodstock continue de fasciner encore aujourd’hui. Il fait toujours partie de l’héritage musical.
« Trois jours de paix et de musique », voilà la promesse faite par les organisateurs du plus mythique des événements contre-culture jamais organisé.
Au bout de la première journée, des orages et une pluie diluvienne ont transformés le site en bourbier géant. Ça, en plus des retards dus aux embouteillages du début, le festival a pris un retard important. Devant s’arrêter le dimanche soir, il aura duré jusqu’au lundi.
La légende vient aussi de là, pas seulement des artistes sur scène. Ça dépassait l’entendement. Un festival surréaliste, 500 000 personnes pendant trois jours ensemble par amour de la musique et de la paix, un miracle en quelque sorte. Un mélange de miracle et de chaos, tous ces gens dans la boue, n’ayant pas grand-chose à manger.
On peut aujourd’hui se demander pourquoi autant de jeunes se sont déplacés et sont restés malgré les conditions. La jeunesse de l’époque rêvait d’une utopie, d’un autre monde et Woodstock a été pour eux, en pleine guerre du Vietnam, sous le gouvernement de Nixon, la concrétisation de ce monde rêvé. Un regroupement d’individus unis dans la paix.
Avec le recul, je pense que ça relève du miracle. Un demi-million de personnes passe un week-end dans la promiscuité et dans des conditions déplorables, et aucune violence n’a été constatée. Il y a eu certes trois morts (et deux naissances), mais des morts accidentelles.
Non, ce demi-million de jeunes là, qui s’est déplacé, était seulement là pour un idéal. La jeunesse américaine manifestait depuis pas mal de temps contre la guerre au Vietnam notamment. Woodstock était aussi un acte de rébellion, un acte politique presque, une façon de montrer que la paix est une valeur suprême, la continuité de leur action menée depuis deux ans. Ce schéma se reproduit encore aujourd’hui. Les jeunes marchent pour le climat, pour les droits des femmes, la plupart du temps de façon pacifique.
Woodstock aura été le fantasme d’une communauté éphémère ressemblée dans un déni heureux de la réalité, des contraintes, des obligations. Un moment hors du temps en quelque sorte. C’était autant un événement politique et sociétal, que musical en tant que tel.
C’est comme ça que je l’ai ressenti. J’y étais pour mon travail, prendre des photos, et finalement, j’ai participé à Woodstock au même titre que les festivaliers. J’ai adhéré à cet état d’esprit. J’avais 22 ans à l’époque, j’avais l’esprit libre. J’y étais à ma place. J’étais comme eux.
Et puis, il y a eu la musique. Je n’en ai pas encore parlé.
Voir en vrai les artistes que j’entendais sur mon électrophone… Je ne vais pas vous faire l’injure, mes chers petits-enfants, de vous dire ce qu’est un électrophone, n’est-ce pas ?
- Euh non, on imagine à peu près ce que c’est, Mamie.
- Mouais… sur mon électrophone donc… - Si une fois, j’en ai vu un Mamie ! Dans une brocante !
- Je ne relèverais pas… Lors de nos soirées rue des Fossés Saint Bernard, nous écoutions la musique de l’époque, les artistes, les groupes anglo-saxons pour la plupart qu’aimait la jeunesse de l’époque, les Beatles, les Rolling Stones et tous les autres. J’ai vu certains de mes héros du moment. Johnny Winters, Les Grateful Dead, Joan Baez, la grande Janis Joplin. Oh, tous n’étaient pas au top, au sommet, ni de leur art ni de leur forme. Peut-être pour les trois-quarts de ceux que j’ai vus, les prestations musicales ne méritent pas forcément qu’on s’y attarde. Seulement, il y a le quart restant. Et là, j’ai vécu des moments d’anthologie.
Ces moments n’ont rien perdu de leur magie aujourd’hui. Ils font partie de la bande son de leur époque et aussi de la bande son universelle, quelque part.
Il y a eu Richie Havens, pour commencer. Le vendredi 15 août, c’est le chaos sur le site du festival. Les embouteillages monstres, causés par la déferlante humaine, font en sorte qu’aucun artiste prévu au programme n’arrive à l’heure. Pour faire patienter la foule, on demande à Richie Havens, un musicien folk quasi inconnu, de jouer et de rester le plus longtemps possible sur la scène. Il a joué tout son récital, puis ne sachant plus quoi faire, il a repris un standard américain, Freedom, dont il donnera une interprétation toute personnelle, complètement habitée. Freedom deviendra mythique et donnera le ton au festival. La carrière de Richie Havens était née.
D’autres artistes inconnus se sont fait un nom à l’occasion de ce festival, mais j’y reviendrais. D’autres plus connus ont été plus que moyens, Janis Joplin, Grateful Dead, le concert a été arrêté prématurément, du fait de l’orage, le guitariste se prenait de décharges électriques, puis les amplis ont grillés.
Tandis que la pluie arrose copieusement les festivaliers, un chanteur anglais inconnu a entamé la journée du dimanche. Sa version très personnelle de A Little Help From My Friends des Beatles demeurera un des hauts faits de Woodstock. Sa longue carrière était aussi lancée. Il s’appelait Joe Cocker
- Attends Mamie, on va écouter, m’interrompt Mathis en prenant son portable et en lançant la chanson de Joe Cocker.
- Ah ouais, ça c’est connu !
Autre moment de folie, que nous aura apporté un groupe complètement inconnu de San Francisco. Nous revenons au samedi, le ciel est gris, le sol trempé, le public endormi par la précédente performance est réveillée par une décharge électrique. Carlos Santana obtiendra la reconnaissance, ce jour-là, grâce notamment au solo de guitare sur Soul Sacrifice.
Je pourrais aussi citer, les Who qui auront aussi réveillé le public vers 5 heures du matin avec les morceaux de leur opéra-rock « Tommy », avant que le guitariste ne lance son instrument dans la foule.
Même si mes accréditations me permettaient de passer derrière la scène et d’apercevoir les musiciens de loin, ce n’est pas là où j’ai fait la plupart de mes photos.
Le vrai spectacle, il était dans la foule, devant la scène ou aux alentours aussi, dans ce conglomérat de tentes. Une véritable ville s’était créée.
Je m’arrêtais discuter avec les gens, on échangeait. Tout le monde se parlait en fait. C’est comme ça que j’ai rencontré Karen et Terry, un couple de jeunes assis devant leur tente. Ils venaient de Brooklyn. Ils avaient une vingtaine d’année, à peu près comme moi. Je leur ai parlé de la France, de mon métier. Mon anglais me permettait de tenir une conversation, nous nous comprenions. Eux étaient étudiants. J’ai passé la soirée du premier jour avec eux. Je suis retourné les voir le lendemain, le samedi soir, donc. Nous avons partagé un dîner avec ce que nous avions, c’est-à-dire pas grand-chose, la nourriture manquait sur place. Même si des ravitaillements avaient eu lieu, il n’y avait pas de quoi nourrir 500 000 personnes.
Tenez, les voilà. Je les ai photographiés devant leur tente.
Après le repas, Terry a allumé un joint de marijuana. Je n’étais pas une consommatrice, même si dans notre appartement rue des Fossés Saint Bernard, il arrivait parfois, que des copains en ramenaient. J’y avais déjà goûté, on va dire.
Nous étions bien à l’abri de la pluie, même à 500 mètres de la scène, nous entendions la musique. Ce que je vous raconte là, les enfants, même s’il y a prescription, c’est top secret, n’est-ce pas ?
- Comme le reste Mamie !
- Et ce n’est pas parce que je l’ai fait, que vous, vous pouvez le faire aujourd’hui ! C’était une autre époque. Les choses ont changées.
-Oui, oui bien sûr Mamie ! Tu penses bien ! Bon, il s’est passé quoi après ? Je sens que ce n’est pas tout.
- Il ne s’est rien passé de plus, après un moment, j’ai rejoint le préfabriqué où j’étais logée et j’ai dormi. Ce que j’ai fumé m’a assommée complètement. Si on ajoute la fatigue accumulée depuis ces derniers jours, je n’ai pas fait long feu !
- C’est décevant presque !
- Peut-être… Mais, c’est bien ce qui s’est passé.
Même si j’ai avoué avoir goûté à la marijuana à mes petits-enfants, prétextant, une autre époque, je n’ai pas pu leur parler de l’amour libre. Et pourtant… Ce soir-là, je ne suis pas rentrée avant l’aube, je suis restée avec Karen et Terry.
Ce qu’il s’est vraiment passé dans la tente ce soir-là, difficile d’en parler avec mes petits-enfants. C’est Terry d’abord qui m’a embrassé. Ce que j’avais fumé m’a désinhibé un peu, mais je jetais des regards fréquents à Karen. Elle nous regardait en souriant. D’abord très gênée, je me suis détendue au fur et à mesure. J’ai aussi évacué les restes de mes désillusions sentimentales récentes.
Je me suis laissée aller de plus en plus. Les effets de la marijuana sûrement, j’ai fermé les yeux. Je ne me suis pas aperçue tout de suite que c’était Karen qui enlevait les boutons de ma tunique, et qui me caressait la poitrine. Quand j’ai rouvert les yeux et que je me suis rendue compte de ça, j’ai presque trouvé ça normal. Karen a remplacé Terry et m’a embrassée à son tour. Encore une première pour moi. Je n’avais même jamais imaginé encore que je pouvais embrasser une autre fille. J’ai trouvé ça très agréable. Mes sensations étaient exacerbées. Des mains me caressaient le corps, je ne savais pas trop à qui elles appartenaient. Mais peu importe finalement. Les barrières tombaient. Mes propres mains ont caressé les corps à leur tour. Celui de Karen, celui de Terry, indifféremment. Je me souviens encore 50 ans après, la perception que j’ai eue, de la douceur des seins de Karen, de son ventre. Je me souviens parfaitement quand Terry s’est écarté et nous a laissées toutes les deux. Nous nous sommes déshabillées. Mon premier orgasme de la soirée, c’est Karen qui me l’a apporté. Puis Terry nous a rejointes. Il s’est allongé sur le dos, je me suis positionnée à califourchon sur lui. Karen était dans mon dos et m’embrassait le cou, me caressait le ventre et la poitrine. J’ai eu mon deuxième orgasme de la soirée. Terry son premier. Puis Karen m’a attirée vers elle, et à mon tour, je lui ai donné du plaisir. Terry, couchés à côté d’elle, l’embrassait et la caressait.
Nous nous sommes endormis tous les trois, repus. Je me suis réveillée dans la nuit et je suis partie.
Je suis revenue à la tente de Karen et Terry le lendemain, mais ils n’étaient pas là, certainement près de la scène. Le soir, le dimanche, donc, l’emplacement était vide. Ils étaient partis, sûrement qu’ils étaient retournés à Brooklyn.
- Mamie !!! Tu es encore avec nous ?
Les mots de Manon goguenarde m’ont fait sursauter :
- Oui, oui, je continue !
- Ah parce que ce n’est pas fini.
- Ah non ! Je ne vous ai pas parlé du meilleur moment.
- Quoi ?
- Ma rencontre avec Jimi Hendrix !
- Ah carrément… Mamie et Jimi Hendrix !
Comme je vous l’ai dit, j’étais la plupart du temps dans la foule, rarement dans la zone mixte, derrière la scène. Pourtant, le dimanche soir, j’y suis allée. Jimi Hendrix devait jouer vers minuit. Mais le festival avait pris tellement de retard que son concert a été repoussé. Il jouera finalement le lendemain matin vers 8 heures, le lundi en fait.
Le dimanche soir, il était donc en zone mixte pour voir, s’il pourrait où non jouer. Je le photographiais de loin. A un moment, j’ai crié « Jimi » pour qu’il tourne la tête. Il a bien tourné la tête, et a cherché à savoir qui venait de l’interpeller. J’étais la seule fille derrière les barrières où se trouvaient les photographes. Il s’est approché de moi en souriant, posant près de moi, pour que je le mitraille :
- Hello girl ! Where are you come from?
- From France - France? So fine… I love France!
Voilà, quelques uns des clichés que j’ai fait ce jour là.
Puis, on est venu le chercher, sûrement pour lui dire que son concert était repoussé. Il est parti, mais m’a tout de même fait un signe de la main.
- Trop forte Mamie !
Mais ce n’est pas tout. Finalement, comme je vous l’ai dit, Jimi a joué le lendemain à l’aube. C’est lui qui clôturait le programme. La plupart des festivaliers étaient partis dans la nuit ou la veille au soir. Il restait toutefois environ 50 000 personnes, qui ont pu assister à ce qui aura été très certainement le moment fort du festival. Enfin 50 000, c’est énorme, mais comparé aux 500 000 encore là la veille, ça semblait peu.
Je me trouvais encore en zone mixte, pour voir Jimi arriver. Il était magnifique dans sa tenue blanche avec des franges sous les manches. Quand il levait les bras, il ressemblait à un aigle.
En passant devant les barrières où je me trouvais, il m’a vue et m’a interpellé :
- Hey French girl ! Come on…
Il a échangé quelques mots avec la sécurité, qui est venue me chercher.
Je me suis retrouvé sur le côté de la scène, à quelques mètres des musiciens. Et là, le spectacle a commencé.
J’avais une vue d’ensemble de la plaine où le public était massé. Je voyais cette marée humaine, composée de jeunes chevelus, de filles dépoitraillées. C’était plus qu’impressionnant, malgré le fait que de nombreux festivaliers n’étaient plus là. Je me suis demandé ce que cela pouvait représenter les jours précédant quand ils étaient un demi-million en face. Regardez, j’ai une photo de la foule là.
Il était huit heures. Le brouillard du matin enveloppait les collines aux alentours. De grosses nappes flottaient au-dessus du champ.
Les musiciens se préparaient. Et puis Jimi Hendrix est arrivé. Il est entré sur la scène, et s’apprêtait à entrer dans les livres d’histoire. Il portait un bandeau fuchsia pour tenir sa coiffure afro et la fameuse veste de daim blanc, prêtée par sa petite amie. Comme je vous le disais tout à l’heure, il ressemblait à un aigle. Jimi Hendrix a empoigné sa fameuse guitare stratocaster en faisant voler les longues franges des manches de sa veste. Et c’est parti pour deux heures de musique.
C’était un nouveau groupe qui l’accompagnait, leur premier concert ensemble. Leur prestation s’en est ressentie. Du moins au début. Jimi et ses musiciens étaient un peu à côté de la plaque, jouant plus chacun de leur côté, qu’ensemble. Dès le début Jimi a fait le show, en jouant notamment avec ses dents, comme il le faisait souvent. Mais, sentant que le spectacle n’était pas à la mesure de l’événement, il s’est tendu. Il a repris les choses en main, a adressé des signes à ses musiciens pour qu’ils se reprennent. Il ne voulait plus tenir la baraque à lui tout seul. Il avait aussi envie de se lâcher certainement. Conscient que les musiciens jouaient les uns contre les autres ou complètement à contretemps, il a laissé paraître des signes de confusion puis d’agacement. En clair, il reprend la main. Débute alors Voodoo Child, un classique qui durera près d’un quart d’heure ce jour-là. Un quart d’heure de demi-transe, au cours desquelles il joue les yeux fermés, totalement habité. Regardez là, la photo que j’ai faite. Son visage en gros plan !
- Oui, il semble ailleurs Mamie !
- Je crois qu’il l’était, sur sa planète. C’était un peu un extra-terrestre. A la fin, il criera « Peace et Hapinesss », par trois fois. On a ressenti sur la scène, le frisson qui a parcouru la foule.
Enfin, il a attaqué la célèbre version distordue de l’hymne américain. Il éclatait les notes, triturait les sons sortant de sa guitare, parodiait les éclats de bombes au Vietnam, les rafales de mitraillettes et les cris d’enfants. Hommage ou sacrilège. Au début, les gens sont restés interdits, pas préparés à cette interprétation de Star Spangled Banner. Elle était à la fois magnifique et poignante, et affreuse par certains côtés. Quand la musique s’est achevée, succédant au tonnerre des amplis, a éclaté une immense ovation. Jimi sait à ce moment-là qu’il a sauvé son concert qui partait en vrille. Il terminera avec Puprle Haze, où il volera, aérien puis avec un morceau qui sera rebaptisé « Woodstock Improvisation », un medley qui durera 28 minutes, traversés de moments puissants et hallucinés. Puis Hendrix saluera et quittera la scène.
Le public en redemandait bien entendu. Il reviendra et avant de tirer sa révérence pour de bon, il interprétera une version beaucoup plus calme de Hey Joe.
Il est 10 h 30, la fête est finie. Le festival de Woodstock s’arrêtait sur la prestation de Jimi Hendrix, faite de ratés et d’éblouissements virtuoses, un peu à l’image de ces trois jours. En tout cas, d’après les spécialistes, le concert le plus fou et le plus débridé de tous ceux qu’il aura donné au cours de sa carrière trop vite arrêtée. Aujourd’hui, il incarne encore et toujours Woodstock. Il est Woodstock.
Et nous, nous sommes redescendus sur terre, après ce moment hors du temps. Jimi, partit, je suis retournée dans la foule prendre quelques photos des derniers « Flower children » repartant hébétés dans les Vans Volkswagen peinturlurés, où par grappes vers les voitures abandonnées quelques kilomètres plus loin.
Ainsi s’achèveront trois jours qui ont fait croire au monde qu’il ne tournerait jamais plus pareil. Peace, love & gadoue.
Je suis rentrée à Paris.
A peine arrivée, j’ai apporté mes photos à l’agence.
Flandrin paraissait gêné. Je me demandais ce qui se passait :
- Mes photos de Woodstock ne vous plaisent pas Patron ?
- Ce n’est pas ça, Anne… elles sont parfaites tes photos… - Quoi alors ?
C’est la première fois que je le voyais ainsi. Lui, d’habitude, la voix toujours assurée, qui ne mâchait pas ses mots quand il avait quelque chose ça dire. Là, il hésitait. Il ne savait pas comment m’annoncer ce qu’il avait à me dire :
- Allez-y, dites moi.
- Pierre a disparu.
- Disparu ? C’est-à-dire ? Au Vietnam ?
- Il a accompagné une patrouille de soldats américains dans la jungle. Ils ne sont pas revenus. On est sans nouvelles depuis trois jours.
- Je vais là-bas. Envoyez moi là-bas.
- Hors de question !
Pour la première fois, j’ai tenu tête au patron de l‘agence. Lui qui m’impressionnait tant, je lui ai fixé un ultimatum en le regardant dans les yeux : Ou bien vous m’envoyez là-bas, ou bien je démissionne et j’y vais par mes propres moyens.
- Et Mamie ? Il a cédé ?
- On continue demain. Il est tard, au lit !
- Oh non ! ça devenait trop passionnant - Oh si… On va se coucher.
A suivre…
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