L'album photo d'Anne 3
Récit érotique écrit par Laetitia sapho [→ Accès à sa fiche auteur]
Auteur femme.
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Histoire érotique Publiée sur HDS le 10-05-2022 dans la catégorie Entre-nous, hommes et femmes
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L'album photo d'Anne 3
- Bon Mamie, tu continues ton histoire ? Tu t’es arrêtée hier soir à un moment passionnant. Papy a disparu au Vietnam, tu pars à sa recherche. Mais vous étiez séparé à ce moment-là ? Vous n’étiez plus ensemble !
- Oui, mais j’étais malheureuse bien évidemment de cette séparation. Mon amour-propre et mon ego m’avaient empêchée de chercher à le revoir, de recoller les morceaux. J’ai préféré disparaître de sa vie, ne pas écouter les explications qu’il aurait pu me donner. J’ai mis mes sentiments de côté, préférant essayer d’oublier, plutôt que de renouer, ou au moins d’essayer de comprendre.
Mais là, apprenant sa disparition, l’amour que je lui portais, malgré tout, m’a explosé au visage. Même si j’en étais convaincue, enfin que je cherchais à m’en convaincre plutôt, je n’étais pas en mesure de passer à autre chose et d'oublier votre grand-père. Je me cachais les choses, par fierté surtout. Je croyais me protéger aussi. Mais je ne me protégeais de rien du tout. Depuis Orly, j’errais comme une âme en peine. Ma seule parenthèse aura été Woodstock où j’ai été sur un nuage un peu hors du temps. Contrairement à ce que je pensais, les semaines qui s’écoulaient ne me permettaient pas du tout de passer à autre chose.
Pour moi, il n’y avait qu’une seule alternative, partir au Vietnam pour essayer de le retrouver, au moins savoir ce qui lui était arrivé. J’étais bien sûr morte d’angoisse, la preuve que j’étais toujours amoureuse. Et pas qu’un peu.
Flandrin a cédé bien sûr. Je n’ai pas eu beaucoup à insister pour le convaincre. Sous ses airs bourrus, c’était un grand sentimental.
La première chose que j’ai faite en arrivant à Saigon, c’est d’aller aux nouvelles à l’ambassade de France. Ils n’ont rien pu me dire. Ils m’ont dirigé vers l’état-major américain.
Là non plus, je n’ai pas appris grand-chose. Des hélicoptères avaient été envoyés sur place. Ils n’ont trouvé aucune trace de la patrouille. Pas de corps surtout, ce qui pouvait être rassurant en soi. A priori, ils avaient été faits prisonniers, donc sûrement toujours vivants.
Ils comptaient envoyer une nouvelle patrouille sur place. J’ai voulu en être. Evidemment, ils ont refusé. Perdre un journaliste la foutait mal. En perdre deux…
Je me promenais dans les rues de Saigon. Je prenais des dizaines de photos. Saigon était un spectacle permanent. Là-bas, je me posais à un coin de rue, et j’assistais à la pièce qui se jouait devant moi. J’ai vu et photographié des dizaines de scènes complètement décalées. Un type poussant un vélo avec un réfrigérateur attaché sur le porte-bagage. Un autre type toujours sur son vélo qui tenait d’une main une longue tige en bambou où étaient accrochés des chapeaux vietnamiens, certainement à vendre. Bien sûr, il a perdu l’équilibre et il est tombé. Les chapeaux ont roulé dans tous les sens au milieu du carrefour, ce qui a provoqué un embouteillage de vélos.
Deux jours après mon arrivée, j’ai entendu une voix, derrière moi :
- Anne, c’est toi ?
C’était Jacques, le journaliste avec qui nous avons quitté la Tchécoslovaquie en voiture.
- J’ai vu Pierre dès son arrivée à Saigon, j’ai été désolé d’apprendre que vous n’étiez plus ensemble. Il s’est confié à moi. Je crois qu’il avait besoin d’en parler à quelqu’un. Pierre ne s’en est pas vraiment remis de votre séparation. Pas du tout même, on peut dire. Il était même désespéré. Il en faisait trop, prenait trop de risques. Un peu comme s’il n’en avait plus rien à faire. Personne n’aurait suivi cette patrouille de GI en plein territoire Viêt-Cong. Une mission de reconnaissance bien trop dangereuse. C’était un peu n’importe quoi. Pourtant, il l’a fait. Même l’état-major américain ne voulait pas, trop risqué. Au début, ils ont refusé d’envoyer un journaliste avec cette mission. Je ne sais pas comment il a pu les convaincre, mais il y est arrivé. Ils sont tombés dans une embuscade en pleine jungle. On n’a plus de nouvelles d’eux depuis trois semaines. On ne sait pas s’ils sont morts, blessés, prisonniers. Les hélicoptères chargés de les retrouver n’ont rien vu, ni retrouvé un seul des soldats de la patrouille.
La mission de reconnaissance devait précéder une offensive des Américains et de l’armée sud-vietnamienne dans la région de Danang. La seconde patrouille n’a rien pu trouver de plus.
La fameuse offensive a eu lieu, et on les a retrouvés. Ils étaient retenus dans un camp de prisonniers, en pleine jungle.
C’est l’ambassade de France qui m’a appelée à mon hôtel. Pierre a été rapatrié dans un hôpital militaire à Saigon. Il était blessé à l’épaule. Une blessure pas vraiment grave, mais l’absence de soins lors de sa détention, avec de surcroît de mauvaises conditions d’hygiène, l’avait affaibli. Et puis surtout, il était psychologiquement atteint. La détention a été courte, mais très dure.
J’ai couru à l’hôpital militaire où il se trouvait.
Quand je suis entrée dans sa chambre, il s’est tourné :
- Anne, c’est toi ? Tu es là, tu es venue ?
- Oui.
Ce oui a été le seul mot que j’ai prononcé avant de me jeter dans ses bras. Nous avons pleuré tous les deux serrés l’un contre l’autre.
L’émotion de le retrouver, sain et sauf, de nous retrouver tout court, ce mélange de joie, de soulagement, c’était si fort, que nous alternions sanglots et rires. Puis il a tenté de parler, d’expliquer, de se justifier. Ce que je lui avais refusé de faire au moment des faits.
- Au Biafra, Mary a pété un plomb. La pression psychologique était trop forte. C’était sa première mission aussi loin de chez elle et aussi longue. Je l’ai réconfortée et de fil en aiguille, il s’est passé ce qu’il s’est passé. Je regrette, tu ne peux pas savoir à quel point. C’était n’importe quoi. Je faisais n’importe quoi, j’en étais conscient, mais je l’ai fait. Je suis impardonnable. Je t’aimais plus que tout, je t’aime encore. Je t’aime encore plus fort.
- Chut, l’important, c’est que nous soyons là, ensemble et vivants. La priorité, c’est que tu te remettes.
Puis il a parlé de sa détention, je ne pouvais plus l’arrêter. Pour la première fois, il exprimait ce qu’il avait vécu pendant ces semaines pendant lesquelles il était retenu prisonnier.
- C’était horrible, nous étions isolés dans des cachots souterrains, sans lumière, ils diminuaient progressivement les rations journalières de riz et l’absence de soins médicaux tuait efficacement les prisonniers, là de plus longue date. Ils voulaient nous briser autant physiquement que psychologiquement. D’après ce que j’ai compris, la malaria, comme la dysenterie, les diarrhées, la tuberculose, le paludisme provoquaient des hécatombes parmi les prisonniers de plus longue date que nous. Mais c’est la folie qui faisait les pires ravages. Heureusement, je n’y suis pas resté assez longtemps pour perdre pied ou attraper une maladie incurable. A priori, d’après les médecins, j’ai le paludisme, mais un traitement adapté devrait calmer la crise. Ma blessure à l’épaule ne devrait pas laisser de séquelles.
Quand on a passé six jours à l’isolement complet dans le noir, avec pour seule nourriture un peu de riz, on en vient à considérer comme un suprême bonheur le fait d’ingérer un bout de viande ou juste de pouvoir parler avec quelqu’un, même si c’est un de nos geôliers. Plus on nous retirait de libertés, plus nos désirs devenaient modestes. Quelque chose d’anodin devenait une joie immense.
Ils nous abreuvaient quotidiennement de slogans Viêt-Cong qui nous abrutissaient chaque jour un peu plus. C’était un véritable lavage de cerveau qui se mettait en place.
C’est ton souvenir qui m’a permis de tenir quand j’étais prisonnier au fin fond de cette jungle. C’est grâce à toi que j’ai réussi à conserver un semblant d’équilibre psychologique. J’avais ton image en tête tout le temps. Ils m’ont confisqué mes affaires en arrivant, je n’avais plus la photo de toi que je conservais toujours avec moi.
Oui, je sais, tu nous a vus à Orly. Elle comme moi, étions conscients que c’était n’importe quoi ce fameux baiser, c’était juste un baiser d’adieu.
On en avait discuté avec Mary, la bêtise de notre acte, je n’étais pas amoureux d’elle, elle peut être un peu de moi, même si elle ne l’a pas avoué. On a juste craqué. Elle était là-bas depuis trop longtemps, peut-être pas assez armée pour les horreurs qu’elle avait devant les yeux nuits et jours, trop jeune et novice à son arrivée. II n’y avait aucun avenir possible entre nous, c’est certain. Elle est d’ailleurs retournée en Angleterre, et je n’ai eu aucune nouvelle d’elle. Elle s’en voulait autant que moi.
Ne lui en veut pas. C’est moi le principal responsable.
Je sais que tu ne vas pas me croire, mais ce baiser à Orly était presque un baiser amical. Une manière de clore définitivement cette liaison, qui nous minait tous les deux.
- Pierre, si je suis venue jusqu’ici, c’est pour te retrouver. C’est pour une raison précise. Je t’aime, malgré tout. J’aurais cette image dans la tête encore longtemps, je le sais, mais je t’aime Pierre, je ne peux pas vivre sans toi. J’ai essayé, j’ai voulu t’oublier, je n’y suis pas arrivée. J’ai été malheureuse pour ce que tu m’as fait, mais encore plus à cause de notre séparation, même si c’est moi qui l’ai choisie. Je te pardonne, je t’avais déjà pardonné avant, même si je refusais de me l’avouer. J’espère oublier un jour, pas complètement bien sûr, on n’oublie jamais totalement, mais au moins que ça devienne juste un vague souvenir.
Voilà comment nous nous sommes réconciliés. Bon, de mon côté à Woodstock, j’ai aussi fauté, mais nous étions séparés. Je ne lui ai jamais dit ça.
- Hé Mamie, tu as fauté à Woodstock !! Tu n’en as pas parlé de ça hier !!
- Oui, bon, passons…- Oh non, c’était intéressant, avec Jimi Hendrix ?
- Mais non voyons ! N’importe quoi ! Jimi Hendrix ! Vous êtes les premiers à qui je le raconte. Je compte sur votre discrétion.
- Compte sur nous, on t’a déjà dit hier, ça ne sortira pas d’ici. C’était qui alors à Woodstock ?
- Je ne vais certainement pas vous raconter ça les enfants.
- En tout cas, Mamie, vous avez eu avec Papy une vie mouvementée.
Après une pause, où je me suis remémoré les folles étreintes qui ont suivi nos retrouvailles à Saigon, j’ai repris :
Je suis restée au Vietnam, le temps que Pierre se remette de ses blessures. Trois mois au total. Nous logions dans une petite maison, après sa sortie de l’hôpital.
Nous étions à nouveau un couple.
Je ne pouvais pas raconter à mes petits-enfants que nous faisions l’amour à tout moment de la nuit et de la journée. C’était un peu un antidote pour effacer notre séparation, une manière de rattraper le temps perdu. Un jour, nous avons même été surpris par l’infirmière américaine qui venait tous les jours changer les pansements pour sa blessure à l'épaule.
J’ai juste eu le temps de me cacher nue derrière le drap du lit :
- Je vois que vous vous remettez rapidement, a-t-elle juste dit, un sourire en coin.
J’étais rouge de confusion. Elle en a un peu rajouté en demandant si elle devait revenir plus tard. Puis, j’ai eu le droit à une couche supplémentaire le lendemain, lorsqu’elle m’a dit que bien que la blessure cicatrisait vite et plutôt bien, nous devions modérer la fougue de notre jeunesse, et peut-être mettre moins d’ardeur à fêter nos retrouvailles. Puis elle a éclaté de rire devant ma mine que je suppose déconfite.
- Bon, je reprends les enfants. Nous nous sommes mariés à Saigon, avec deux témoins, deux journalistes que nous connaissions, dont Jacques.
Je crois, Mathis et Manon, j’en suis même sûre, que votre mère a été conçue à Saigon. Parce que neuf mois plus tard, en 1970, elle est née. Nous étions revenus en France.
Je suis partie au Vietnam célibataire, j’en suis revenu trois mois après, mariée et enceinte. Imaginez le choc pour notre entourage.
C’est ma grossesse qui a précipité notre retour en France.
Au Vietnam, avant de rentrer, j’ai, toutefois, continué mon métier de photographe pendant ces trois mois. Je suis même partie une fois dans la jungle avec des soldats américains. Une fois de plus, j’ai vu les horreurs de la guerre, des cadavres, la misère. Et puis ces jeunes GI venant à peine de sortir de l’adolescence, qui se demandaient où ils étaient, ce qui leur arrivait. C’est ça aussi l’horreur de la guerre.
Là-bas, j’ai surtout fait des portraits, de Vietnamiens, d’hommes, de femmes, d’enfants, mais aussi de ces soldats complètement désorientés. Regardez celui-là, si jeune, il est mort le lendemain du jour où j’ai pris cette photo. Nous sommes entrés dans un village, un sniper a tiré, il s’est écroulé. C’est le seul incident que nous avons eu lors de cette patrouille. J’ai refusé de le photographier au sol, agonisant. Le reste de la patrouille a apprécié mon geste. Avec les soldats de cette patrouille, au bout de quelques heures dans cette jungle hostile, sous la pluie la plupart du temps, avec la chaleur étouffante, et l’humidité ambiante, harcelés par les moustiques et surtout avec la crainte permanente de tomber dans une embuscade, les liens se sont forcément resserrés. Nous formions un tout, un groupe. Même si je ne me battais pas, si j’étais une fille, si je n’étais pas américaine, nous formions un tout. Le photographier mourant aurait été impudique, contre-nature même. Il s’appelait Ron, il venait du Kansas, il sortait de l’adolescence. Il m’a montré la veille de sa mort, la photo de sa mère et de sa fiancée au pays. Il est mort au Vietnam pour une guerre qui ne le concernait pas vraiment. Savait-il vraiment pourquoi il y était ? On utilise souvent l’expression « frère d’arme », c’est un peu ce que j’ai ressenti lors de cette patrouille. J’étais un peu leur sœur, même si au début, le premier jour, ils m’ont considéré comme un boulet pour eux, une charge qu’ils devaient traîner. Rapidement, dans la même galère qu’eux finalement, ils m’ont incluse au groupe.
Mon film préféré, c’est Apocalypse Now. Ce film dépasse largement le cadre du cinéma. Ce n’est pas seulement un film sur la guerre du Vietnam. C’est surtout un film sur la folie. Sur toutes les folies, sur toutes celles engendrées par la guerre. Ce film est un chef-d'œuvre, parce qu’il est criant de vérité. Je l’ai vu de mes yeux cette folie, cette peur dans le regard des soldats et des civils. Compliqué de la mettre sur pellicule, j’ai essayé, je m’en suis approchée, mais je ne suis pas certaine d’y être complètement arrivée. En partie sûrement. Francis Ford Coppola oui, mais c’est un génie.
Dans chaque camp, l’animosité entre les belligérants grandissait. Cette escalade aura engendré des excès de part et d’autre. Du côté Viêt-Cong bien sûr, mais aussi du côté américain et sud- vietnamien. Les nerfs des soldats US, pas forcément préparés à ce qu’ils ont vécu là-bas, étaient soumis à rude épreuve, et certains d’entre eux ont « craqué». Des civils innocents en auront fait les frais. On a beaucoup parlé du massacre de My Lai à l’époque, un crime de guerre commis par l’armée américaine, qui déclenchera ou accentuera l’opposition à la guerre du Vietnam aux Etats Unis, mais ce genre de bavures, il y en a eu d’autres.
Puis au bout de trois mois, vu mon état, nous sommes rentrés.
Après le Vietnam, je me suis un peu calmée. J’étais enceinte, je faisais attention. Puis, je me suis arrêtée complètement avant d’accoucher. Je n’ai repris mon activité de photographe que fin 1970. Et encore, je ne partais pas autant qu’avant, je restais de longues périodes à Paris pour profiter de Marie. Votre grand-père, lui, avait toujours autant la bougeotte. Quand nous étions partis tous les deux en même temps, ce qui arrivait de temps en temps quand même, Marie allait chez ses grands-parents maternels ou paternels. Quand j’étais à Paris, j’allais dans les locaux d’Epsilon avec Marie dans sa poussette. Elle était la coqueluche là-bas. Le premier bébé Epsilon comme ils l’appelaient.
Malgré un métier prenant qui nous emmenait par monts et par vaux, nous avons trouvé avec Pierre un rythme de vie avec notre fille.
Mais je vais vous expliquer les enfants, d’autres événements qui auront marqué ma jeunesse et l’époque. Ils auront fait de moi, ce que je suis aujourd’hui.
A la fin des années 60 et au début des années 70, un vent nouveau s’est mis à souffler sur la France. Les mœurs se sont libérées. Les femmes voulaient sortir du carcan que leur imposait la société. Mai 68 était passé par là. Un mouvement s’est créé, le MLF. J’ai suivi de près la création du MLF. Déjà, parce qu’en tant que femme, j’étais concernée, bien sûr. En plus, j’étais une femme libre. J’étais une mère de famille, mariée, mais je m’étais affranchie de la domination masculine. A cette époque, ce n’était pas monnaie courante. J’ai eu pour moi d’avoir eu un père compréhensif et un mari tolérant, bien sûr.
Je suivais le mouvement depuis ses débuts, en 1968. Le féminisme n’était pas quelque chose de nouveau. Il existait depuis les suffragettes au début du 20e siècle. Les revendications à l’époque tournaient surtout autour du droit de vote.
Ce qu’on a appelé la deuxième vague féministe qui prendra son essor après 68, se focalisera plus sur la sexualité, l’avortement et la contraception, mais aussi la place de la femme dans la famille et la société, sur le divorce, les violences conjugales ou le viol.
Les femmes défilaient, scandaient des slogans dans le genre « notre corps nous appartient » ou « ils ne décideront plus pour nous », brûlaient leur soutien-gorge.
J’ai fait des dizaines de photos de ces défilés. Les journaux n’étaient pas forcément intéressés, j’ai insisté, j’ai bien fait. L’actualité allait nous rattraper.
En 1970, des féministes tentent de déposer une gerbe sous l’Arc de Triomphe en hommage à la femme du soldat inconnu. Un acte symbolique bien entendu, mais il y a eu plusieurs arrestations ce jour-là. J’ai moi-même terminé au poste. Au début, je photographiais seulement, puis j’ai crié et hué avec les manifestantes quand la police est intervenue. J’ai été relâchée quand j’ai présenté ma carte de presse, et aussi après un appel de Flandrin au commissariat.
Regardez, voilà les photos que j’ai faites sous l’Arc de Triomphe. Une action militante et symbolique, mais aussi un gros bazar, prétexte aux slogans et à une grosse rigolade, notamment au commissariat où les pauvres gardiens de la paix n’avaient qu’une envie, mettre toutes ces perturbatrices dehors.
Une des figures de proue de ce mouvement était bien sûr Simone de Beauvoir.
En 1971, elle rédige « le manifeste des 343 ». Cette pétition signée par 343 Françaises connues ou inconnues qui ont choisi l’avortement, risquant ainsi de s’exposer à des poursuites pénales. L’avortement était interdit et était un délit. Plusieurs journaux et magazines ont refusé de le publier. Le manifeste paraîtra finalement dans le Nouvel Observateur et commence par ces mots :
« Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. »
« 343 femmes et un manifeste » a titré le Nouvel Observateur.
Le manifeste comptait parmi ses signataires une quarantaine de personnalités publiques, artiste, intellectuelles, dont Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Gisèle Halimi et Catherine Deneuve et de simples anonymes.
Pour la plupart, au moins les célébrités, c’était faux bien entendu, elles n’avaient pas avorté, mais c’était un acte militant qui visait aussi à mettre en lumière le mouvement féministe.
Et ce fut une réussite, mais surtout grâce à un autre organe de presse. Le Nouvel Observateur aura eu le mérite de publier le manifeste avec son titre plutôt sobre, enfin bien plus sobre que ne le sera celui de Charlie Hebdo. Charlie, à sa manière a participé au succès de ce manifeste en le rebaptisant «Manifeste des 343 salopes ».
C’est vraiment grâce au journal satirique et grâce au scandale qui s’en est suivi, que le manifeste a pu faire tomber le tabou autour de l’avortement. Ce titre raisonnait non pas comme une insulte, mais comme un titre de fierté.
Le dessin de couverture était de Cabu, mort lors des attentats, il y a quelques années. Il représentait le ministre Michel Debré, à l’époque connu pour ses prises de position natalistes et paternalistes. Le titre exact était « Qui a engrossé les 343 salopes ? » et ça a participé grandement au succès du manifeste et de l’action. On se gaussait ainsi des politiques de l’époque, alors que la publication dans le Nouvel Obs n’avait provoqué que du dédain et de l’indignation.
Tout ça aboutira quelques années plus tard, en 1975 à la loi Weil, légalisant l’avortement. La loi autorisant la contraception datait seulement de 1967.
La société complètement fermée avant 68, bougeait. Doucement, mais elle bougeait. J’ai vécu cette mutation qui aura marqué ma jeunesse et ma vie. Professionnellement bien entendu, mais aussi personnellement. J’étais une femme, jeune, libre et mère de surcroit.
On en arrive à octobre 1972 et le fameux procès de Bobigny. Marie Claire Chevalier, une lycéenne à l’époque, est jugée pour avortement. Sa mère est aussi jugée pour complicité, ainsi que la femme qui a pratiqué l’avortement et deux amies de sa mère qui l’ont conseillée et aidée. Comme je vous l’ai dit, c’était interdit à l’époque, plus qu’un délit, c’était un crime. Marie Claire enceinte, après avoir été violée refuse de garder l’enfant et avorte. Elle est issue d’un milieu très modeste, et elle n’a que 16 ans. Garder l’enfant équivalait à la misère, mais aussi à la stigmatisation, pour elle et sa famille. Le violeur, un élève de son lycée, pousse l’ignominie jusqu’à la dénoncer et elle est jugée. Soupçonné d’un vol de voiture, il négocie la clémence des policiers en échange de la dénonciation de l’avortement de Marie Claire. La mère de Marie Claire a fait appel à une avocate engagée, Gisèle Halimi, qui avec l’aide de Simone de Beauvoir va transformer ce procès pour avortement, en procès politique et en faire une tribune.
La presse relate les informations relatives au procès comme étant « l’affaire Marie Claire ». L’utilisation de son prénom va la protéger et créer une sorte de bouclier médiatique autour d’elle. Elle deviendra, malgré elle, une sorte d’héroïne.
Marie Claire finira par être relaxée. Surtout sous la pression médiatique et celle de l’opinion publique. Il n’est pas rare qu’un procès fasse avancer le droit. Quelques-uns font même avancer la société. Le procès de Bobigny fut l’un d’eux. Les débats, générés par l’affaire fortement médiatisée auront fait basculer l’opinion en faveur de l’avortement.
J’ai persuadé votre grand-père de couvrir le procès, il y est allé et a écrit, à mon avis, son meilleur article, après ceux du Viêtnam et puis le premier que j’ai lu, celui sur le printemps de Prague.
Nous étions un couple fusionnel, certes, mais au niveau professionnel, nous étions toujours sur la même longueur d’onde. Nous voulions donner aux événements que nous avons couverts, le même éclairage, toujours.
Il rédigera ensuite un deuxième article, le portrait de Gisèle Halimi, signataire aussi du manifeste des 343 et l’avocate de Marie Claire. J’étais à la sortie du tribunal, à l’issue du procès, lors de la bousculade. Gisèle Halimi sortant sous les flashs le bras autour des épaules de Marie Claire et de sa mère. Regardez la photo que j’ai faite, illustrant l’article de votre grand-père.
Le verdict de clémence envers les accusées, censé apaiser les esprits, les échauffe au contraire. A la sortie du procès, les manifestants scandaient « Ce n’est qu’un début, continuons le combat », un ancien slogan de 68.
Qu’est-ce que j’ai été fière de votre grand-père quand j’ai lu son papier. J’avais les larmes aux yeux.
Il a cité des extraits entiers de la plaidoirie de Gisèle Halimi. Voilà, c’est là, je vous le lis les enfants :
« Je ressens une plénitude jamais connue à ce jour, un parfait accord entre mon métier qui est de défendre et la condition de femme […] Si notre très convenable déontologie prescrits aux avocats, le recul nécessaire, la distance avec nos clients, sans doute n’a-t-elle pas envisagé que les avocates sont avant tout des femmes […] ce que je veux dire aujourd’hui, c’est que je m’identifie totalement à mes clientes, à ces femmes qui manifestent dehors . Elles sont ma famille, elles sont mon combat […] Et si je ne parle aujourd’hui messieurs, que de l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d’un autre âge, c’est moins que le dossier nous y contraint que parce que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe la femme. Qui touche aussi toujours les mêmes classes, celles des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement parlant. C’est cette classe des sans argents des sans relations qui est frappée. Voilà 20 ans que je plaide, Messieurs, et je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’Etat, ou pour celle d’un médecin célèbre ou d’un grand avocat, ou d’un PDG de société ou pour les maîtresses de ces mêmes messieurs. Je pose la question. Cela s’est-il trouvé dans cette enceinte de justice ou ailleurs ? Vous condamnez toujours les mêmes, les « Marie Claire Chevalier ».
Voilà les enfants ce qu’aura été le procès de Bobigny. Nous nous y sommes tous les deux investis comme jamais.
C’était aussi l’occasion de débats enflammés le soir quand on se réunissait avec les amis dans notre appartement de la rue Custine, un peu comme du temps de la rue des Fossés Saint Bernard.
A cette époque, je ne voyageais plus trop, je m’occupais de ma fille et je n’allais pas tarder à être de nouveau enceinte.
En janvier 72, j’étais en Irlande du Nord, à Derry pour suivre les manifestations et les défilés qui s’y déroulaient chaque semaine. J’ai assisté au Bloody Sunday. Mon dernier reportage avant d’être à nouveau enceinte.
- Le Bloody Sunday ? Comme la chanson de U2, Mamie ?
- Exactement. En janvier 72, une marche pacifique va tourner au cauchemar. La police aidée par des militaires de l’armée anglaise tirera à balle réelle sur la foule. Le massacre commence alors. On dénombrera quatorze morts et de nombreux blessés parmi la foule.
Pierre quant à lui, partira à Munich, pour la prise d’otage aux Jeux Olympiques en septembre 1972. J’étais restée à Paris.
Il couvrira aussi l’affaire du Watergate la même année. Il est resté quatre mois à Washington, ne revenant que l’espace de quelques jours par-ci par-là, ou bien moi faisant des passages éclairs là-bas.
Olivier est né fin 72, votre père les jumeaux. Je crois qu’il a été conçu à Washington. Pour sa sœur, c’était à Saigon, c’est une certitude, pour votre père, il y a de forte chance que ça soit là-bas. J’étais allée rejoindre votre grand-père là-bas, nous étions éloignés l’un de l’autre depuis plusieurs semaines et…
Un moment de silence a suivi ces paroles. Je me souviens de la nuit qui a suivi mon arrivée, de l’intensité de notre corps à corps. La passion qui nous a habités. Après cette séparation forcée, nous nous sommes lâchés, complètement lâchés. Nous avons fait l’amour comme jamais ce soir-là. C’était dans un hôtel de la ville, où Pierre logeait. Je me souviens aussi du regard que m’a lancé le couple de la chambre voisine, quand je les ai croisés dans le couloir le lendemain matin. Je me souviens surtout du sentiment de plénitude qui m’a envahie juste après, essoufflée sur le lit, peinant à reprendre mes esprits. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’en ai été sûre, c’était ce soir-là. De plus, nous nous sommes peu vus pendant cette mission à Washington, il n’y a pas 36 possibilités. C’était ce soir-là ! Obligé ! Enfin, ce genre de détails, je ne vais pas les donner à mes petits-enfants !
- Et Mamie ? lancèrent mes petits enfants en riant comme des baleines.
- Et… c’est tout ! Qu’allez-vous imaginer ?
Je suis repartie en reportage, après la naissance d’Olivier en 1973. Mais mes grands voyages se sont espacés de plus en plus. Ils se sont raccourcis aussi. Je me suis assagie, on va dire. J’avais deux enfants en bas âge. Je me focalisais sur des événements moins lointains et surtout dans des environnements moins risqués. Je me suis mise à privilégier de plus en plus ma vie de famille.
En septembre 73, j’étais tout de même à Santiago pour le coup d’état au Chili. J’ai pris cette photo d’hommes couchés dans le caniveau les mains sur la tête alignés devant un char d’assaut et des militaires en armes. Là encore, avec la prise du pouvoir par la junte, il a fallu quitter le pays rapidement, presque une fuite. Nous étions habitués depuis la Tchécoslovaquie. Enfin, si on s’habitue à ça.
En 74, je pars pour le Portugal pour la révolution des œillets. J’y ai fait pas mal de photos, dont celle-ci, de civils assis sur des chars fraternisant avec les militaires, tous l’œillet à la boutonnière, encore une fois, ça m’a rappelé Prague et la résistance pacifique. L’opposé de ce que j’ai vu au Chili.
En avril 1975, je retournerais pourtant en Asie dans un pays ravagé par la guerre civile, le Cambodge. Depuis cinq ans déjà, la république du Cambodge, soutenue par les Etats-Unis faisait face à la révolte communiste des Khmers rouges. Alors que Phnom Penh est sur le point de tomber, les Etats-Unis décident d’évacuer la ville.
Dans les heures qui suivent l’entrée à Phnom Penh des Khmers rouges, la capitale est vidée de ses habitants. Au total, deux millions de personnes de tous les âges seront déportés. Il en va de même des autres villes du pays.
Les déportés sont dirigés vers des camps de travail et de rééducation et astreints à des tâches dures et humiliantes. La nourriture est souvent réduite à quelques grammes de riz par personne et par jour. La mortalité dans les camps atteint très vite des sommets.
Les rebelles et les suspects sont jetés en prison et contraints à des aveux soutirés qui leur valent une exécution rapide, généralement d'un coup de pioche sur le crâne, car il n'est pas question de gaspiller des balles.
J’étais restée avec quelques journalistes internationaux, après le départ des Américains. Nous avons dû fuir rapidement à notre tour, un leitmotiv, fuir un pays pour nous. Nous avions eu vent du sort réservé par les Khmers rouges aux populations et aux journalistes étrangers. Nous avons quitté le pays, la veille de leur arrivée à Phnom Penh.
Avec Pierre, nous sommes retournés à Saigon. Notre objectif était d’y rester quelques jours pour nous y reposer et ensuite revenir en France.
Mais les événements se sont précipités. Le 29 avril, l’armée nord vietnamienne attaquera Saigon. Le 30 avril, elle prendra la ville. J’ai fait cette photo de diplomates américains sur le toit de l’ambassade qui évacue par hélicoptère.
En l’espace de moins d’un mois, les Américains vont abandonner deux pays, le Cambodge et le Vietnam.
La réunification du nord et du sud Vietnam est effective avec la chute de Saigon. Là encore, un désastre humain et un exode massif.
Environ 2 millions de boat-people vont fuir le pays dans les trois décennies suivantes. Selon les Nations Unis, 250 000 d'entre eux trouveront la mort en mer, ce qui fait plus de 10 % des réfugiés morts tragiquement. Très peu d’informations filtreront des quelque mille camps de rééducation instaurés au Viêtnam après le 30 avril 1975 et dont les derniers n'ont été démantelés qu'environ 30 ans plus tard. En ce qui concerne l'élite, et les classes fortunées, la fuite se faisait par voie aérienne, en donnant des pots de vin en dollars américains pour s'assurer une fuite plus ou moins confortable, et la destination finale était le plus souvent les États-Unis.
Les journalistes étrangers ont là encore été évacués par les Américains.
Ce périple au Cambodge et au Vietnam aura été mon dernier reportage risqué. Après, je n’ai plus accepté que des déplacements plus tranquilles.
En 1976, je suis allée à New York pour prendre des photos d’une toute jeune actrice. Jodie Foster, juste après son rôle dans Taxi Driver.
Votre grand-père couvrira ce que l’on a appelé le casse du siècle à Nice, sans haine ni violence, comme on l’a qualifié à l’époque. Son papier fera la une. Le voilà : « Envolé Spaggiari », il titrait. Quelques années plus tard, il ira l’interviewer en prison.
Lui ne s’est pas calmé. En juin 1976, il est en Afrique du Sud. Des manifestations de collégiens ont lieu à Soweto. La situation était tendue. La police tirera dans la foule. Il y aura des morts.
Toujours en 1976, il couvrira la mort d’Elvis Presley.
Encore en 1976, je vais le suivre, toujours aux Etats-Unis. Il ira faire un reportage sur un inventeur de génie qui a créé une machine folle. Un computer, l’Apple 1.
- Ah oui Mamie, Steve Jobs- Exactement ! Le fameux Steve Jobs.
A l’époque, il était à moitié hippie. J’ai fait les clichés. Regardez, le voilà là, tout jeune.
En 1977, nous retournerons à New York tous les deux pour la première marche des fiertés.
En 1979, Pierre ira régulièrement en Iran pour la révolution. Après la chute du régime du Shah, il rentrera, là encore, la situation était plus que tendue. Il couvrira à distance la prise d’otage à l’ambassade des Etats-Unis.
En 1980, il partira en Pologne pour la création du syndicat Solidarnosc. Il fera un reportage sur Lech Walesa.
Et puis il y a eu mon dernier reportage. Depuis quelques années déjà, je restais en France le plus souvent.
Là, on m'a demandé d’aller à Berlin en novembre 1989. Il s’agissait de prendre des photos d’un concert de musique classique, assuré par une orchestre français. J’étais missionnée par un magazine musical.
Les choses couvaient à Berlin depuis plusieurs jours déjà. Un vent de liberté soufflait sur la ville, surtout à l’est, depuis que Gorbatchev avait mis en place sa Perestroïka. Ça montait crescendo.
Tout ça à fait que j’étais sur place le 9 novembre 1989, quand le mur est tombé. J’ai fait des dizaines, des centaines de photos. Ces Allemands qui fraternisaient, ce peuple qui se reformait, ces gens qui retrouvaient leur famille perdue de vue depuis si longtemps. Et ce sentiment de liberté et de joie partout dans les rues. Il y avait matière à faire des photos, croyez-moi.
Et puis deux jours plus tard, le 11 novembre, J’étais là quand Rostropovitch a joué sur les ruines encore fumantes du mur. Un moment hors du temps. L’Histoire avec un grand H en train de se faire devant moi, une fois de plus.
Cette photo-là, je ne suis pas la seule à l’avoir prise, tous les photographes de presse l’ont faite, les photographes amateurs l’ont faite. Mais j’y étais, je peux le dire. Ce moment, je l’ai vécu. Je n’ai pris qu’une seule photo, au tout début, puis j’ai profité du moment présent et j’ai écouté, j’ai regardé, je me suis recueillie. J’ai communié avec ce peuple, les larmes aux yeux. Le symbole était si fort et prenant.
Pierre qui n’était pas avec moi au début, m’avait rejointe pour couvrir l’actualité. Voilà les articles qu’il a écrit : « A l’assaut de la liberté », puis le lendemain « Le jour d’après ». Il était doué pour trouver les mots chocs qui accrochaient systématiquement les lecteurs. Il disait toujours que 50 % du travail est dans le titre. Si tu convaincs le lecteur potentiel de commencer à lire ton article, tu as quasiment gagné.
Je retournerais tout de même à Berlin, une trentaine d’année plus tard pour le concert de celle qui est devenue mon amie, Muriel Gautier, une violoniste virtuose française. J’avais, quelques années auparavant, réalisé la photo officielle de son spectacle.
Au début des années 90, votre grand-père s’est calmé à son tour. Il a arrêté de courir le monde aussi. Il a choisi la sédentarité en trouvant une place dans un magazine. Il n’était plus grand reporter, mais simple journaliste. Enfin journaliste d’opinion, puis éditorialiste.
Après une vie passée à prendre tous les risques pour que l’information puisse être connue du plus grand nombre, cette nouvelle vie a été compliquée pour lui au début. Puis il s’y est fait. Il avait tout vu aussi, finalement. Toutes les horreurs surtout.
Même s’il se le cachait à lui-même au début, cette vie, près de sa femme, de ses enfants qu’il n’avait pas forcément vu grandir, il en avait envie aussi, d’une certaine façon. Et puis, il avait de temps à autre des crises de paludisme, contracté au Vietnam pendant sa détention. Pourtant, parfois, je voyais bien, quand il était songeur, le regard dans le vague, que courir le monde lui manquait.
Pour ma part, je n’étais plus à Epsilon. Flandrin avait pris sa retraite. Avec ses successeurs, ce n’était plus pareil. On est entrés dans une nouvelle ère. Celle du sensationnel et de la rentabilité. C’est ce qui a précipité ma retraite anticipée.
Au début, j’ai couvert de temps en temps certains évènements, mais je partais de moins en moins souvent à l’autre bout du monde. J’étais mère, les enfants grandissaient et à chaque fois, j’avais l’impression de les abandonner. Et puis face à cette course à l’information, au sensationnel surtout, qu’on nous imposait, j’ai perdu cette soif de vérité, de découverte qui m’animait à mes débuts. Le traitement fait des photos que je ramenais, m’indisposais. Après Berlin, j’ai raccroché. J’ai raccroché mon appareil photo, surtout. Rostropovitch, c’était une belle façon de raccrocher. La boucle était bouclée. J’ai eu la même sensation qu’à mes débuts, celle de vraiment vivre l’histoire. Le monde changeait radicalement en 1968. La société bougeait. Au moment de la chute du mur, j’ai eu ce sentiment. Une fois de plus, le monde allait être bouleversé. Cela aurait pu m’inciter à continuer. Au contraire, ça m’a fait arrêter. La boucle était bouclée, comme je viens de dire.
Votre grand-père, toute sa carrière, aura pris des risques et il est mort d’une crise cardiaque quelques mois après notre retraite ici, en 2009.
Voilà ma vie les enfants. Notre vie, à votre grand-père et à moi.
Si je m’arrête pour en faire le bilan ?
Que du positif. Hormis notre courte séparation en 1969, une vie de bonheur et d’amour fusionnel. Et d’aventures aussi. Nous avons vécu notre amour à fond. Pas que notre amour d’ailleurs, nous avons vécu notre vie à fond. Nous avons fait un métier qui nous aura comblés.
Il y a eu des moments compliqués, des doutes, des moments de peur aussi. C’était un métier dangereux, où nous prenions des risques, mais où nous nous sommes réalisés. C’est aussi grâce à ce métier que nous nous sommes rencontrés surtout. Ce métier, nous l’avons fait ensemble.
Quand il est mort, j’ai été bouleversée bien entendu, mais voyez-vous, j‘étais presque contente qu’il parte de cette façon. Le matin, il était en parfaite santé, avant sa crise. Il n’a pas souffert, il n’a pas été diminué, pas connu la longue maladie. On n’en a jamais parlé, mais c’est comme ça qu’il aurait souhaité partir. J’en suis sûre. Nous n’avions pas la nécessité d’en parler, nous nous connaissions sur le bout des doigts. Il avait d’ailleurs le visage apaisé quand je l’ai trouvé au sol, dans le jardin. Et surtout, je crois qu’il aura réalisé tous ses rêves, qu'il a eu la vie qu’il a souhaité avoir.
Un long silence a suivi ces paroles, mes petits-enfants n’ont pas osé interrompre ma rêverie. Puis, au bout d’un moment :
- Mais Mamie, toi, ça ne t’as jamais manqué de courir le monde ?
- Si bien sûr, ça m’a manqué, mais j’étais mère de famille, ça change beaucoup de choses. Je vais vous avouer une chose, ça me manque encore un peu aujourd’hui. On n’est jamais vraiment guéri de ça. Quand on a le virus, ça ne nous lâche jamais complètement. C’est aussi pour ça qu’aujourd’hui, j’essaye de ne pas m’éloigner trop de ma presqu’île. Au-delà de Morgat, je me sens un peu perdue maintenant. Et puis avec votre grand-père, nous ne sommes pas venus ici par hasard pour y vivre notre retraite. Nous avons choisi un endroit où il n’y plus rien après. Le bout du monde en quelque sorte. Enfin, plus rien à l’ouest. Pierre avait un peu plus de mal. La bougeotte ne l’a jamais vraiment quittée. Moi, je m’y suis faite.
- Je n’ai pas encore choisi mon futur métier, mais j’aimerais faire comme toi et Papy, a dit Raphaël.
- Le monde a changé, lui a répondu Manon. Aujourd’hui, les gens sont fous. C’est dangereux.
J’ai repris la parole :
- Le monde n’a pas tant changé que ça. J’ai connu le Vietnam, le Biafra, la mort, les dictateurs, les massacres. J’ai vu des horreurs, de belles choses aussi, heureusement, prenantes, voir des moments de grâce. Je les ai photographiées. Pour votre grand-père, les mettre en lumière ces moments, les coucher par écrit, informer ce n’était pas du voyeurisme, c’était faire découvrir, partager.
Moi, j’ai toujours eu plus de doutes. Lui utilisait des mots, je montrais la réalité sur papier photo. Nous n’avions pas la même démarche. Il ne romançait, ni ne déformait les événements, mais avec ses mots il racontait une histoire finalement, Il dénonçait, il magnifiait certaines choses. Moi, j’avais une approche beaucoup plus frontale avec mes photos, plus directe, même si j’ai toujours essayé de donner de la profondeur à mes clichés.
A l’époque, la presse émettait une opinion, malgré la censure. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La censure est toujours là et plus que là, mais beaucoup plus insidieuse. Aujourd’hui, la censure ambiante nous propose une version aseptisée du monde. De mon temps, l’information était filtrée. Mais on lisait entre les lignes. On la déchiffrait. On pouvait s’informer, se faire une idée, sa propre idée.
Aujourd’hui, elle est noyée dans un flux incessant de nouvelles. L’important est noyé dans un maelström continu, entretenu.
D’ailleurs, la presse est devenue médias. Les mots ont de l’importance. Une sorte de tri de l’info est opérée. Une manière de choisir très sélective. Un exemple, en fonction de la période de l’année, il est plus ou moins important de parler de certains événements. Typiquement, en période de Noël, ou de soldes, on veut que vous alliez dépenser votre argent. Donc les médias la mettent en sourdine sur le terrorisme par exemple. Autre chose, la recherche d’infos choc, souvent sordides, qu’on va délayer, commenter, avec moult spécialistes, intervenants. En revanche, on va en parler le moins de temps possible pour pouvoir passer à la suivante. Clairement, l’information est devenue un marché, un bien de consommation. On la prend, on la montre, on la jette.
On ne fait plus vraiment de l’Information en fait, on la vend, on fait du sensationnel. On n’informe plus, on assiste à la course à l’histoire la plus sordide, au fait divers le plus scabreux et surtout aujourd’hui, on cherche à vendre des parts d’audience. On met en scène un spectacle continu.
L’information, nous à l’époque nous la donnions, nous ne la faisions pas, nous avions le respect du libre-arbitre de la personne qui la recevait. Vous voyez la différence les enfants ?
- Oui Mamie.
- Pourtant sur le fond, le fait divers n’a que peu d’intérêt, hormis pour les gens qui en sont directement touchés. Et en période de disette, on a les sujets bouche-trous, les sujets du bac, Halloween, la météo clémente ou pas, ou je ne sais quoi.
- Qu’est-ce qu’on peut faire Mamie ?
- Contre ça ? Pas grand-chose pour l’arrêter. On peut, en revanche, penser par soi-même, avoir un esprit d’analyse, zapper, sauter les pages des journaux, ne pas s’intéresser à qui a tweeté quoi. Échapper à la manipulation par le sensationnalisme en quelque sorte. Se forger son opinion, éviter la polémique perpétuelle et le pessimisme ambiant mis en place et entretenu, qu’on va remplacer par un optimisme forcé quand il faut, avant les fêtes par exemple, comme je vous le disais tout à l’heure. Les gens peuvent se passer du programme qu’on leur a préparé, qu’on leur a prémâché, une polémique par jour, la surenchère permanente. Pour résumer, ne pas être dupe.
- Ce n’est pas très gai tout ça !
- Non, les enfants, il s’agit seulement de prendre du recul et surtout de penser par soi-même. C’est la différence entre information et matraquage. L’info est juste la matière première, brute. C’est vous qui forgez le reste. Bon, on va se coucher maintenant ? Il est tard… Je tombe de fatigue.
- Non, attends Mamie…
Mes quatre petites enfants m’ont entourée, serrée dans leurs bras, embrassée, en disant « merci Mamie »
- De quoi ?
- De nous avoir raconté ta vie, ton métier, ton amour, avec ton cœur…- Oui, c’était ma vie, mes passions, mes engagements, mes combats.
- Tu peux en être fière et nous on est fiers de toi.
- Et moi, je suis fière de vous. Si ma vie peut vous inspirer pour mener la vôtre, ça sera parfait. Mais n’oubliez jamais votre libre-arbitre, c’est le plus important.
Avec une larme à l’œil, je me suis dit une fois de plus, « ils sont vraiment bien mes petits enfants ».
- Oui, mais j’étais malheureuse bien évidemment de cette séparation. Mon amour-propre et mon ego m’avaient empêchée de chercher à le revoir, de recoller les morceaux. J’ai préféré disparaître de sa vie, ne pas écouter les explications qu’il aurait pu me donner. J’ai mis mes sentiments de côté, préférant essayer d’oublier, plutôt que de renouer, ou au moins d’essayer de comprendre.
Mais là, apprenant sa disparition, l’amour que je lui portais, malgré tout, m’a explosé au visage. Même si j’en étais convaincue, enfin que je cherchais à m’en convaincre plutôt, je n’étais pas en mesure de passer à autre chose et d'oublier votre grand-père. Je me cachais les choses, par fierté surtout. Je croyais me protéger aussi. Mais je ne me protégeais de rien du tout. Depuis Orly, j’errais comme une âme en peine. Ma seule parenthèse aura été Woodstock où j’ai été sur un nuage un peu hors du temps. Contrairement à ce que je pensais, les semaines qui s’écoulaient ne me permettaient pas du tout de passer à autre chose.
Pour moi, il n’y avait qu’une seule alternative, partir au Vietnam pour essayer de le retrouver, au moins savoir ce qui lui était arrivé. J’étais bien sûr morte d’angoisse, la preuve que j’étais toujours amoureuse. Et pas qu’un peu.
Flandrin a cédé bien sûr. Je n’ai pas eu beaucoup à insister pour le convaincre. Sous ses airs bourrus, c’était un grand sentimental.
La première chose que j’ai faite en arrivant à Saigon, c’est d’aller aux nouvelles à l’ambassade de France. Ils n’ont rien pu me dire. Ils m’ont dirigé vers l’état-major américain.
Là non plus, je n’ai pas appris grand-chose. Des hélicoptères avaient été envoyés sur place. Ils n’ont trouvé aucune trace de la patrouille. Pas de corps surtout, ce qui pouvait être rassurant en soi. A priori, ils avaient été faits prisonniers, donc sûrement toujours vivants.
Ils comptaient envoyer une nouvelle patrouille sur place. J’ai voulu en être. Evidemment, ils ont refusé. Perdre un journaliste la foutait mal. En perdre deux…
Je me promenais dans les rues de Saigon. Je prenais des dizaines de photos. Saigon était un spectacle permanent. Là-bas, je me posais à un coin de rue, et j’assistais à la pièce qui se jouait devant moi. J’ai vu et photographié des dizaines de scènes complètement décalées. Un type poussant un vélo avec un réfrigérateur attaché sur le porte-bagage. Un autre type toujours sur son vélo qui tenait d’une main une longue tige en bambou où étaient accrochés des chapeaux vietnamiens, certainement à vendre. Bien sûr, il a perdu l’équilibre et il est tombé. Les chapeaux ont roulé dans tous les sens au milieu du carrefour, ce qui a provoqué un embouteillage de vélos.
Deux jours après mon arrivée, j’ai entendu une voix, derrière moi :
- Anne, c’est toi ?
C’était Jacques, le journaliste avec qui nous avons quitté la Tchécoslovaquie en voiture.
- J’ai vu Pierre dès son arrivée à Saigon, j’ai été désolé d’apprendre que vous n’étiez plus ensemble. Il s’est confié à moi. Je crois qu’il avait besoin d’en parler à quelqu’un. Pierre ne s’en est pas vraiment remis de votre séparation. Pas du tout même, on peut dire. Il était même désespéré. Il en faisait trop, prenait trop de risques. Un peu comme s’il n’en avait plus rien à faire. Personne n’aurait suivi cette patrouille de GI en plein territoire Viêt-Cong. Une mission de reconnaissance bien trop dangereuse. C’était un peu n’importe quoi. Pourtant, il l’a fait. Même l’état-major américain ne voulait pas, trop risqué. Au début, ils ont refusé d’envoyer un journaliste avec cette mission. Je ne sais pas comment il a pu les convaincre, mais il y est arrivé. Ils sont tombés dans une embuscade en pleine jungle. On n’a plus de nouvelles d’eux depuis trois semaines. On ne sait pas s’ils sont morts, blessés, prisonniers. Les hélicoptères chargés de les retrouver n’ont rien vu, ni retrouvé un seul des soldats de la patrouille.
La mission de reconnaissance devait précéder une offensive des Américains et de l’armée sud-vietnamienne dans la région de Danang. La seconde patrouille n’a rien pu trouver de plus.
La fameuse offensive a eu lieu, et on les a retrouvés. Ils étaient retenus dans un camp de prisonniers, en pleine jungle.
C’est l’ambassade de France qui m’a appelée à mon hôtel. Pierre a été rapatrié dans un hôpital militaire à Saigon. Il était blessé à l’épaule. Une blessure pas vraiment grave, mais l’absence de soins lors de sa détention, avec de surcroît de mauvaises conditions d’hygiène, l’avait affaibli. Et puis surtout, il était psychologiquement atteint. La détention a été courte, mais très dure.
J’ai couru à l’hôpital militaire où il se trouvait.
Quand je suis entrée dans sa chambre, il s’est tourné :
- Anne, c’est toi ? Tu es là, tu es venue ?
- Oui.
Ce oui a été le seul mot que j’ai prononcé avant de me jeter dans ses bras. Nous avons pleuré tous les deux serrés l’un contre l’autre.
L’émotion de le retrouver, sain et sauf, de nous retrouver tout court, ce mélange de joie, de soulagement, c’était si fort, que nous alternions sanglots et rires. Puis il a tenté de parler, d’expliquer, de se justifier. Ce que je lui avais refusé de faire au moment des faits.
- Au Biafra, Mary a pété un plomb. La pression psychologique était trop forte. C’était sa première mission aussi loin de chez elle et aussi longue. Je l’ai réconfortée et de fil en aiguille, il s’est passé ce qu’il s’est passé. Je regrette, tu ne peux pas savoir à quel point. C’était n’importe quoi. Je faisais n’importe quoi, j’en étais conscient, mais je l’ai fait. Je suis impardonnable. Je t’aimais plus que tout, je t’aime encore. Je t’aime encore plus fort.
- Chut, l’important, c’est que nous soyons là, ensemble et vivants. La priorité, c’est que tu te remettes.
Puis il a parlé de sa détention, je ne pouvais plus l’arrêter. Pour la première fois, il exprimait ce qu’il avait vécu pendant ces semaines pendant lesquelles il était retenu prisonnier.
- C’était horrible, nous étions isolés dans des cachots souterrains, sans lumière, ils diminuaient progressivement les rations journalières de riz et l’absence de soins médicaux tuait efficacement les prisonniers, là de plus longue date. Ils voulaient nous briser autant physiquement que psychologiquement. D’après ce que j’ai compris, la malaria, comme la dysenterie, les diarrhées, la tuberculose, le paludisme provoquaient des hécatombes parmi les prisonniers de plus longue date que nous. Mais c’est la folie qui faisait les pires ravages. Heureusement, je n’y suis pas resté assez longtemps pour perdre pied ou attraper une maladie incurable. A priori, d’après les médecins, j’ai le paludisme, mais un traitement adapté devrait calmer la crise. Ma blessure à l’épaule ne devrait pas laisser de séquelles.
Quand on a passé six jours à l’isolement complet dans le noir, avec pour seule nourriture un peu de riz, on en vient à considérer comme un suprême bonheur le fait d’ingérer un bout de viande ou juste de pouvoir parler avec quelqu’un, même si c’est un de nos geôliers. Plus on nous retirait de libertés, plus nos désirs devenaient modestes. Quelque chose d’anodin devenait une joie immense.
Ils nous abreuvaient quotidiennement de slogans Viêt-Cong qui nous abrutissaient chaque jour un peu plus. C’était un véritable lavage de cerveau qui se mettait en place.
C’est ton souvenir qui m’a permis de tenir quand j’étais prisonnier au fin fond de cette jungle. C’est grâce à toi que j’ai réussi à conserver un semblant d’équilibre psychologique. J’avais ton image en tête tout le temps. Ils m’ont confisqué mes affaires en arrivant, je n’avais plus la photo de toi que je conservais toujours avec moi.
Oui, je sais, tu nous a vus à Orly. Elle comme moi, étions conscients que c’était n’importe quoi ce fameux baiser, c’était juste un baiser d’adieu.
On en avait discuté avec Mary, la bêtise de notre acte, je n’étais pas amoureux d’elle, elle peut être un peu de moi, même si elle ne l’a pas avoué. On a juste craqué. Elle était là-bas depuis trop longtemps, peut-être pas assez armée pour les horreurs qu’elle avait devant les yeux nuits et jours, trop jeune et novice à son arrivée. II n’y avait aucun avenir possible entre nous, c’est certain. Elle est d’ailleurs retournée en Angleterre, et je n’ai eu aucune nouvelle d’elle. Elle s’en voulait autant que moi.
Ne lui en veut pas. C’est moi le principal responsable.
Je sais que tu ne vas pas me croire, mais ce baiser à Orly était presque un baiser amical. Une manière de clore définitivement cette liaison, qui nous minait tous les deux.
- Pierre, si je suis venue jusqu’ici, c’est pour te retrouver. C’est pour une raison précise. Je t’aime, malgré tout. J’aurais cette image dans la tête encore longtemps, je le sais, mais je t’aime Pierre, je ne peux pas vivre sans toi. J’ai essayé, j’ai voulu t’oublier, je n’y suis pas arrivée. J’ai été malheureuse pour ce que tu m’as fait, mais encore plus à cause de notre séparation, même si c’est moi qui l’ai choisie. Je te pardonne, je t’avais déjà pardonné avant, même si je refusais de me l’avouer. J’espère oublier un jour, pas complètement bien sûr, on n’oublie jamais totalement, mais au moins que ça devienne juste un vague souvenir.
Voilà comment nous nous sommes réconciliés. Bon, de mon côté à Woodstock, j’ai aussi fauté, mais nous étions séparés. Je ne lui ai jamais dit ça.
- Hé Mamie, tu as fauté à Woodstock !! Tu n’en as pas parlé de ça hier !!
- Oui, bon, passons…- Oh non, c’était intéressant, avec Jimi Hendrix ?
- Mais non voyons ! N’importe quoi ! Jimi Hendrix ! Vous êtes les premiers à qui je le raconte. Je compte sur votre discrétion.
- Compte sur nous, on t’a déjà dit hier, ça ne sortira pas d’ici. C’était qui alors à Woodstock ?
- Je ne vais certainement pas vous raconter ça les enfants.
- En tout cas, Mamie, vous avez eu avec Papy une vie mouvementée.
Après une pause, où je me suis remémoré les folles étreintes qui ont suivi nos retrouvailles à Saigon, j’ai repris :
Je suis restée au Vietnam, le temps que Pierre se remette de ses blessures. Trois mois au total. Nous logions dans une petite maison, après sa sortie de l’hôpital.
Nous étions à nouveau un couple.
Je ne pouvais pas raconter à mes petits-enfants que nous faisions l’amour à tout moment de la nuit et de la journée. C’était un peu un antidote pour effacer notre séparation, une manière de rattraper le temps perdu. Un jour, nous avons même été surpris par l’infirmière américaine qui venait tous les jours changer les pansements pour sa blessure à l'épaule.
J’ai juste eu le temps de me cacher nue derrière le drap du lit :
- Je vois que vous vous remettez rapidement, a-t-elle juste dit, un sourire en coin.
J’étais rouge de confusion. Elle en a un peu rajouté en demandant si elle devait revenir plus tard. Puis, j’ai eu le droit à une couche supplémentaire le lendemain, lorsqu’elle m’a dit que bien que la blessure cicatrisait vite et plutôt bien, nous devions modérer la fougue de notre jeunesse, et peut-être mettre moins d’ardeur à fêter nos retrouvailles. Puis elle a éclaté de rire devant ma mine que je suppose déconfite.
- Bon, je reprends les enfants. Nous nous sommes mariés à Saigon, avec deux témoins, deux journalistes que nous connaissions, dont Jacques.
Je crois, Mathis et Manon, j’en suis même sûre, que votre mère a été conçue à Saigon. Parce que neuf mois plus tard, en 1970, elle est née. Nous étions revenus en France.
Je suis partie au Vietnam célibataire, j’en suis revenu trois mois après, mariée et enceinte. Imaginez le choc pour notre entourage.
C’est ma grossesse qui a précipité notre retour en France.
Au Vietnam, avant de rentrer, j’ai, toutefois, continué mon métier de photographe pendant ces trois mois. Je suis même partie une fois dans la jungle avec des soldats américains. Une fois de plus, j’ai vu les horreurs de la guerre, des cadavres, la misère. Et puis ces jeunes GI venant à peine de sortir de l’adolescence, qui se demandaient où ils étaient, ce qui leur arrivait. C’est ça aussi l’horreur de la guerre.
Là-bas, j’ai surtout fait des portraits, de Vietnamiens, d’hommes, de femmes, d’enfants, mais aussi de ces soldats complètement désorientés. Regardez celui-là, si jeune, il est mort le lendemain du jour où j’ai pris cette photo. Nous sommes entrés dans un village, un sniper a tiré, il s’est écroulé. C’est le seul incident que nous avons eu lors de cette patrouille. J’ai refusé de le photographier au sol, agonisant. Le reste de la patrouille a apprécié mon geste. Avec les soldats de cette patrouille, au bout de quelques heures dans cette jungle hostile, sous la pluie la plupart du temps, avec la chaleur étouffante, et l’humidité ambiante, harcelés par les moustiques et surtout avec la crainte permanente de tomber dans une embuscade, les liens se sont forcément resserrés. Nous formions un tout, un groupe. Même si je ne me battais pas, si j’étais une fille, si je n’étais pas américaine, nous formions un tout. Le photographier mourant aurait été impudique, contre-nature même. Il s’appelait Ron, il venait du Kansas, il sortait de l’adolescence. Il m’a montré la veille de sa mort, la photo de sa mère et de sa fiancée au pays. Il est mort au Vietnam pour une guerre qui ne le concernait pas vraiment. Savait-il vraiment pourquoi il y était ? On utilise souvent l’expression « frère d’arme », c’est un peu ce que j’ai ressenti lors de cette patrouille. J’étais un peu leur sœur, même si au début, le premier jour, ils m’ont considéré comme un boulet pour eux, une charge qu’ils devaient traîner. Rapidement, dans la même galère qu’eux finalement, ils m’ont incluse au groupe.
Mon film préféré, c’est Apocalypse Now. Ce film dépasse largement le cadre du cinéma. Ce n’est pas seulement un film sur la guerre du Vietnam. C’est surtout un film sur la folie. Sur toutes les folies, sur toutes celles engendrées par la guerre. Ce film est un chef-d'œuvre, parce qu’il est criant de vérité. Je l’ai vu de mes yeux cette folie, cette peur dans le regard des soldats et des civils. Compliqué de la mettre sur pellicule, j’ai essayé, je m’en suis approchée, mais je ne suis pas certaine d’y être complètement arrivée. En partie sûrement. Francis Ford Coppola oui, mais c’est un génie.
Dans chaque camp, l’animosité entre les belligérants grandissait. Cette escalade aura engendré des excès de part et d’autre. Du côté Viêt-Cong bien sûr, mais aussi du côté américain et sud- vietnamien. Les nerfs des soldats US, pas forcément préparés à ce qu’ils ont vécu là-bas, étaient soumis à rude épreuve, et certains d’entre eux ont « craqué». Des civils innocents en auront fait les frais. On a beaucoup parlé du massacre de My Lai à l’époque, un crime de guerre commis par l’armée américaine, qui déclenchera ou accentuera l’opposition à la guerre du Vietnam aux Etats Unis, mais ce genre de bavures, il y en a eu d’autres.
Puis au bout de trois mois, vu mon état, nous sommes rentrés.
Après le Vietnam, je me suis un peu calmée. J’étais enceinte, je faisais attention. Puis, je me suis arrêtée complètement avant d’accoucher. Je n’ai repris mon activité de photographe que fin 1970. Et encore, je ne partais pas autant qu’avant, je restais de longues périodes à Paris pour profiter de Marie. Votre grand-père, lui, avait toujours autant la bougeotte. Quand nous étions partis tous les deux en même temps, ce qui arrivait de temps en temps quand même, Marie allait chez ses grands-parents maternels ou paternels. Quand j’étais à Paris, j’allais dans les locaux d’Epsilon avec Marie dans sa poussette. Elle était la coqueluche là-bas. Le premier bébé Epsilon comme ils l’appelaient.
Malgré un métier prenant qui nous emmenait par monts et par vaux, nous avons trouvé avec Pierre un rythme de vie avec notre fille.
Mais je vais vous expliquer les enfants, d’autres événements qui auront marqué ma jeunesse et l’époque. Ils auront fait de moi, ce que je suis aujourd’hui.
A la fin des années 60 et au début des années 70, un vent nouveau s’est mis à souffler sur la France. Les mœurs se sont libérées. Les femmes voulaient sortir du carcan que leur imposait la société. Mai 68 était passé par là. Un mouvement s’est créé, le MLF. J’ai suivi de près la création du MLF. Déjà, parce qu’en tant que femme, j’étais concernée, bien sûr. En plus, j’étais une femme libre. J’étais une mère de famille, mariée, mais je m’étais affranchie de la domination masculine. A cette époque, ce n’était pas monnaie courante. J’ai eu pour moi d’avoir eu un père compréhensif et un mari tolérant, bien sûr.
Je suivais le mouvement depuis ses débuts, en 1968. Le féminisme n’était pas quelque chose de nouveau. Il existait depuis les suffragettes au début du 20e siècle. Les revendications à l’époque tournaient surtout autour du droit de vote.
Ce qu’on a appelé la deuxième vague féministe qui prendra son essor après 68, se focalisera plus sur la sexualité, l’avortement et la contraception, mais aussi la place de la femme dans la famille et la société, sur le divorce, les violences conjugales ou le viol.
Les femmes défilaient, scandaient des slogans dans le genre « notre corps nous appartient » ou « ils ne décideront plus pour nous », brûlaient leur soutien-gorge.
J’ai fait des dizaines de photos de ces défilés. Les journaux n’étaient pas forcément intéressés, j’ai insisté, j’ai bien fait. L’actualité allait nous rattraper.
En 1970, des féministes tentent de déposer une gerbe sous l’Arc de Triomphe en hommage à la femme du soldat inconnu. Un acte symbolique bien entendu, mais il y a eu plusieurs arrestations ce jour-là. J’ai moi-même terminé au poste. Au début, je photographiais seulement, puis j’ai crié et hué avec les manifestantes quand la police est intervenue. J’ai été relâchée quand j’ai présenté ma carte de presse, et aussi après un appel de Flandrin au commissariat.
Regardez, voilà les photos que j’ai faites sous l’Arc de Triomphe. Une action militante et symbolique, mais aussi un gros bazar, prétexte aux slogans et à une grosse rigolade, notamment au commissariat où les pauvres gardiens de la paix n’avaient qu’une envie, mettre toutes ces perturbatrices dehors.
Une des figures de proue de ce mouvement était bien sûr Simone de Beauvoir.
En 1971, elle rédige « le manifeste des 343 ». Cette pétition signée par 343 Françaises connues ou inconnues qui ont choisi l’avortement, risquant ainsi de s’exposer à des poursuites pénales. L’avortement était interdit et était un délit. Plusieurs journaux et magazines ont refusé de le publier. Le manifeste paraîtra finalement dans le Nouvel Observateur et commence par ces mots :
« Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. »
« 343 femmes et un manifeste » a titré le Nouvel Observateur.
Le manifeste comptait parmi ses signataires une quarantaine de personnalités publiques, artiste, intellectuelles, dont Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Gisèle Halimi et Catherine Deneuve et de simples anonymes.
Pour la plupart, au moins les célébrités, c’était faux bien entendu, elles n’avaient pas avorté, mais c’était un acte militant qui visait aussi à mettre en lumière le mouvement féministe.
Et ce fut une réussite, mais surtout grâce à un autre organe de presse. Le Nouvel Observateur aura eu le mérite de publier le manifeste avec son titre plutôt sobre, enfin bien plus sobre que ne le sera celui de Charlie Hebdo. Charlie, à sa manière a participé au succès de ce manifeste en le rebaptisant «Manifeste des 343 salopes ».
C’est vraiment grâce au journal satirique et grâce au scandale qui s’en est suivi, que le manifeste a pu faire tomber le tabou autour de l’avortement. Ce titre raisonnait non pas comme une insulte, mais comme un titre de fierté.
Le dessin de couverture était de Cabu, mort lors des attentats, il y a quelques années. Il représentait le ministre Michel Debré, à l’époque connu pour ses prises de position natalistes et paternalistes. Le titre exact était « Qui a engrossé les 343 salopes ? » et ça a participé grandement au succès du manifeste et de l’action. On se gaussait ainsi des politiques de l’époque, alors que la publication dans le Nouvel Obs n’avait provoqué que du dédain et de l’indignation.
Tout ça aboutira quelques années plus tard, en 1975 à la loi Weil, légalisant l’avortement. La loi autorisant la contraception datait seulement de 1967.
La société complètement fermée avant 68, bougeait. Doucement, mais elle bougeait. J’ai vécu cette mutation qui aura marqué ma jeunesse et ma vie. Professionnellement bien entendu, mais aussi personnellement. J’étais une femme, jeune, libre et mère de surcroit.
On en arrive à octobre 1972 et le fameux procès de Bobigny. Marie Claire Chevalier, une lycéenne à l’époque, est jugée pour avortement. Sa mère est aussi jugée pour complicité, ainsi que la femme qui a pratiqué l’avortement et deux amies de sa mère qui l’ont conseillée et aidée. Comme je vous l’ai dit, c’était interdit à l’époque, plus qu’un délit, c’était un crime. Marie Claire enceinte, après avoir été violée refuse de garder l’enfant et avorte. Elle est issue d’un milieu très modeste, et elle n’a que 16 ans. Garder l’enfant équivalait à la misère, mais aussi à la stigmatisation, pour elle et sa famille. Le violeur, un élève de son lycée, pousse l’ignominie jusqu’à la dénoncer et elle est jugée. Soupçonné d’un vol de voiture, il négocie la clémence des policiers en échange de la dénonciation de l’avortement de Marie Claire. La mère de Marie Claire a fait appel à une avocate engagée, Gisèle Halimi, qui avec l’aide de Simone de Beauvoir va transformer ce procès pour avortement, en procès politique et en faire une tribune.
La presse relate les informations relatives au procès comme étant « l’affaire Marie Claire ». L’utilisation de son prénom va la protéger et créer une sorte de bouclier médiatique autour d’elle. Elle deviendra, malgré elle, une sorte d’héroïne.
Marie Claire finira par être relaxée. Surtout sous la pression médiatique et celle de l’opinion publique. Il n’est pas rare qu’un procès fasse avancer le droit. Quelques-uns font même avancer la société. Le procès de Bobigny fut l’un d’eux. Les débats, générés par l’affaire fortement médiatisée auront fait basculer l’opinion en faveur de l’avortement.
J’ai persuadé votre grand-père de couvrir le procès, il y est allé et a écrit, à mon avis, son meilleur article, après ceux du Viêtnam et puis le premier que j’ai lu, celui sur le printemps de Prague.
Nous étions un couple fusionnel, certes, mais au niveau professionnel, nous étions toujours sur la même longueur d’onde. Nous voulions donner aux événements que nous avons couverts, le même éclairage, toujours.
Il rédigera ensuite un deuxième article, le portrait de Gisèle Halimi, signataire aussi du manifeste des 343 et l’avocate de Marie Claire. J’étais à la sortie du tribunal, à l’issue du procès, lors de la bousculade. Gisèle Halimi sortant sous les flashs le bras autour des épaules de Marie Claire et de sa mère. Regardez la photo que j’ai faite, illustrant l’article de votre grand-père.
Le verdict de clémence envers les accusées, censé apaiser les esprits, les échauffe au contraire. A la sortie du procès, les manifestants scandaient « Ce n’est qu’un début, continuons le combat », un ancien slogan de 68.
Qu’est-ce que j’ai été fière de votre grand-père quand j’ai lu son papier. J’avais les larmes aux yeux.
Il a cité des extraits entiers de la plaidoirie de Gisèle Halimi. Voilà, c’est là, je vous le lis les enfants :
« Je ressens une plénitude jamais connue à ce jour, un parfait accord entre mon métier qui est de défendre et la condition de femme […] Si notre très convenable déontologie prescrits aux avocats, le recul nécessaire, la distance avec nos clients, sans doute n’a-t-elle pas envisagé que les avocates sont avant tout des femmes […] ce que je veux dire aujourd’hui, c’est que je m’identifie totalement à mes clientes, à ces femmes qui manifestent dehors . Elles sont ma famille, elles sont mon combat […] Et si je ne parle aujourd’hui messieurs, que de l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d’un autre âge, c’est moins que le dossier nous y contraint que parce que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe la femme. Qui touche aussi toujours les mêmes classes, celles des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement parlant. C’est cette classe des sans argents des sans relations qui est frappée. Voilà 20 ans que je plaide, Messieurs, et je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’Etat, ou pour celle d’un médecin célèbre ou d’un grand avocat, ou d’un PDG de société ou pour les maîtresses de ces mêmes messieurs. Je pose la question. Cela s’est-il trouvé dans cette enceinte de justice ou ailleurs ? Vous condamnez toujours les mêmes, les « Marie Claire Chevalier ».
Voilà les enfants ce qu’aura été le procès de Bobigny. Nous nous y sommes tous les deux investis comme jamais.
C’était aussi l’occasion de débats enflammés le soir quand on se réunissait avec les amis dans notre appartement de la rue Custine, un peu comme du temps de la rue des Fossés Saint Bernard.
A cette époque, je ne voyageais plus trop, je m’occupais de ma fille et je n’allais pas tarder à être de nouveau enceinte.
En janvier 72, j’étais en Irlande du Nord, à Derry pour suivre les manifestations et les défilés qui s’y déroulaient chaque semaine. J’ai assisté au Bloody Sunday. Mon dernier reportage avant d’être à nouveau enceinte.
- Le Bloody Sunday ? Comme la chanson de U2, Mamie ?
- Exactement. En janvier 72, une marche pacifique va tourner au cauchemar. La police aidée par des militaires de l’armée anglaise tirera à balle réelle sur la foule. Le massacre commence alors. On dénombrera quatorze morts et de nombreux blessés parmi la foule.
Pierre quant à lui, partira à Munich, pour la prise d’otage aux Jeux Olympiques en septembre 1972. J’étais restée à Paris.
Il couvrira aussi l’affaire du Watergate la même année. Il est resté quatre mois à Washington, ne revenant que l’espace de quelques jours par-ci par-là, ou bien moi faisant des passages éclairs là-bas.
Olivier est né fin 72, votre père les jumeaux. Je crois qu’il a été conçu à Washington. Pour sa sœur, c’était à Saigon, c’est une certitude, pour votre père, il y a de forte chance que ça soit là-bas. J’étais allée rejoindre votre grand-père là-bas, nous étions éloignés l’un de l’autre depuis plusieurs semaines et…
Un moment de silence a suivi ces paroles. Je me souviens de la nuit qui a suivi mon arrivée, de l’intensité de notre corps à corps. La passion qui nous a habités. Après cette séparation forcée, nous nous sommes lâchés, complètement lâchés. Nous avons fait l’amour comme jamais ce soir-là. C’était dans un hôtel de la ville, où Pierre logeait. Je me souviens aussi du regard que m’a lancé le couple de la chambre voisine, quand je les ai croisés dans le couloir le lendemain matin. Je me souviens surtout du sentiment de plénitude qui m’a envahie juste après, essoufflée sur le lit, peinant à reprendre mes esprits. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’en ai été sûre, c’était ce soir-là. De plus, nous nous sommes peu vus pendant cette mission à Washington, il n’y a pas 36 possibilités. C’était ce soir-là ! Obligé ! Enfin, ce genre de détails, je ne vais pas les donner à mes petits-enfants !
- Et Mamie ? lancèrent mes petits enfants en riant comme des baleines.
- Et… c’est tout ! Qu’allez-vous imaginer ?
Je suis repartie en reportage, après la naissance d’Olivier en 1973. Mais mes grands voyages se sont espacés de plus en plus. Ils se sont raccourcis aussi. Je me suis assagie, on va dire. J’avais deux enfants en bas âge. Je me focalisais sur des événements moins lointains et surtout dans des environnements moins risqués. Je me suis mise à privilégier de plus en plus ma vie de famille.
En septembre 73, j’étais tout de même à Santiago pour le coup d’état au Chili. J’ai pris cette photo d’hommes couchés dans le caniveau les mains sur la tête alignés devant un char d’assaut et des militaires en armes. Là encore, avec la prise du pouvoir par la junte, il a fallu quitter le pays rapidement, presque une fuite. Nous étions habitués depuis la Tchécoslovaquie. Enfin, si on s’habitue à ça.
En 74, je pars pour le Portugal pour la révolution des œillets. J’y ai fait pas mal de photos, dont celle-ci, de civils assis sur des chars fraternisant avec les militaires, tous l’œillet à la boutonnière, encore une fois, ça m’a rappelé Prague et la résistance pacifique. L’opposé de ce que j’ai vu au Chili.
En avril 1975, je retournerais pourtant en Asie dans un pays ravagé par la guerre civile, le Cambodge. Depuis cinq ans déjà, la république du Cambodge, soutenue par les Etats-Unis faisait face à la révolte communiste des Khmers rouges. Alors que Phnom Penh est sur le point de tomber, les Etats-Unis décident d’évacuer la ville.
Dans les heures qui suivent l’entrée à Phnom Penh des Khmers rouges, la capitale est vidée de ses habitants. Au total, deux millions de personnes de tous les âges seront déportés. Il en va de même des autres villes du pays.
Les déportés sont dirigés vers des camps de travail et de rééducation et astreints à des tâches dures et humiliantes. La nourriture est souvent réduite à quelques grammes de riz par personne et par jour. La mortalité dans les camps atteint très vite des sommets.
Les rebelles et les suspects sont jetés en prison et contraints à des aveux soutirés qui leur valent une exécution rapide, généralement d'un coup de pioche sur le crâne, car il n'est pas question de gaspiller des balles.
J’étais restée avec quelques journalistes internationaux, après le départ des Américains. Nous avons dû fuir rapidement à notre tour, un leitmotiv, fuir un pays pour nous. Nous avions eu vent du sort réservé par les Khmers rouges aux populations et aux journalistes étrangers. Nous avons quitté le pays, la veille de leur arrivée à Phnom Penh.
Avec Pierre, nous sommes retournés à Saigon. Notre objectif était d’y rester quelques jours pour nous y reposer et ensuite revenir en France.
Mais les événements se sont précipités. Le 29 avril, l’armée nord vietnamienne attaquera Saigon. Le 30 avril, elle prendra la ville. J’ai fait cette photo de diplomates américains sur le toit de l’ambassade qui évacue par hélicoptère.
En l’espace de moins d’un mois, les Américains vont abandonner deux pays, le Cambodge et le Vietnam.
La réunification du nord et du sud Vietnam est effective avec la chute de Saigon. Là encore, un désastre humain et un exode massif.
Environ 2 millions de boat-people vont fuir le pays dans les trois décennies suivantes. Selon les Nations Unis, 250 000 d'entre eux trouveront la mort en mer, ce qui fait plus de 10 % des réfugiés morts tragiquement. Très peu d’informations filtreront des quelque mille camps de rééducation instaurés au Viêtnam après le 30 avril 1975 et dont les derniers n'ont été démantelés qu'environ 30 ans plus tard. En ce qui concerne l'élite, et les classes fortunées, la fuite se faisait par voie aérienne, en donnant des pots de vin en dollars américains pour s'assurer une fuite plus ou moins confortable, et la destination finale était le plus souvent les États-Unis.
Les journalistes étrangers ont là encore été évacués par les Américains.
Ce périple au Cambodge et au Vietnam aura été mon dernier reportage risqué. Après, je n’ai plus accepté que des déplacements plus tranquilles.
En 1976, je suis allée à New York pour prendre des photos d’une toute jeune actrice. Jodie Foster, juste après son rôle dans Taxi Driver.
Votre grand-père couvrira ce que l’on a appelé le casse du siècle à Nice, sans haine ni violence, comme on l’a qualifié à l’époque. Son papier fera la une. Le voilà : « Envolé Spaggiari », il titrait. Quelques années plus tard, il ira l’interviewer en prison.
Lui ne s’est pas calmé. En juin 1976, il est en Afrique du Sud. Des manifestations de collégiens ont lieu à Soweto. La situation était tendue. La police tirera dans la foule. Il y aura des morts.
Toujours en 1976, il couvrira la mort d’Elvis Presley.
Encore en 1976, je vais le suivre, toujours aux Etats-Unis. Il ira faire un reportage sur un inventeur de génie qui a créé une machine folle. Un computer, l’Apple 1.
- Ah oui Mamie, Steve Jobs- Exactement ! Le fameux Steve Jobs.
A l’époque, il était à moitié hippie. J’ai fait les clichés. Regardez, le voilà là, tout jeune.
En 1977, nous retournerons à New York tous les deux pour la première marche des fiertés.
En 1979, Pierre ira régulièrement en Iran pour la révolution. Après la chute du régime du Shah, il rentrera, là encore, la situation était plus que tendue. Il couvrira à distance la prise d’otage à l’ambassade des Etats-Unis.
En 1980, il partira en Pologne pour la création du syndicat Solidarnosc. Il fera un reportage sur Lech Walesa.
Et puis il y a eu mon dernier reportage. Depuis quelques années déjà, je restais en France le plus souvent.
Là, on m'a demandé d’aller à Berlin en novembre 1989. Il s’agissait de prendre des photos d’un concert de musique classique, assuré par une orchestre français. J’étais missionnée par un magazine musical.
Les choses couvaient à Berlin depuis plusieurs jours déjà. Un vent de liberté soufflait sur la ville, surtout à l’est, depuis que Gorbatchev avait mis en place sa Perestroïka. Ça montait crescendo.
Tout ça à fait que j’étais sur place le 9 novembre 1989, quand le mur est tombé. J’ai fait des dizaines, des centaines de photos. Ces Allemands qui fraternisaient, ce peuple qui se reformait, ces gens qui retrouvaient leur famille perdue de vue depuis si longtemps. Et ce sentiment de liberté et de joie partout dans les rues. Il y avait matière à faire des photos, croyez-moi.
Et puis deux jours plus tard, le 11 novembre, J’étais là quand Rostropovitch a joué sur les ruines encore fumantes du mur. Un moment hors du temps. L’Histoire avec un grand H en train de se faire devant moi, une fois de plus.
Cette photo-là, je ne suis pas la seule à l’avoir prise, tous les photographes de presse l’ont faite, les photographes amateurs l’ont faite. Mais j’y étais, je peux le dire. Ce moment, je l’ai vécu. Je n’ai pris qu’une seule photo, au tout début, puis j’ai profité du moment présent et j’ai écouté, j’ai regardé, je me suis recueillie. J’ai communié avec ce peuple, les larmes aux yeux. Le symbole était si fort et prenant.
Pierre qui n’était pas avec moi au début, m’avait rejointe pour couvrir l’actualité. Voilà les articles qu’il a écrit : « A l’assaut de la liberté », puis le lendemain « Le jour d’après ». Il était doué pour trouver les mots chocs qui accrochaient systématiquement les lecteurs. Il disait toujours que 50 % du travail est dans le titre. Si tu convaincs le lecteur potentiel de commencer à lire ton article, tu as quasiment gagné.
Je retournerais tout de même à Berlin, une trentaine d’année plus tard pour le concert de celle qui est devenue mon amie, Muriel Gautier, une violoniste virtuose française. J’avais, quelques années auparavant, réalisé la photo officielle de son spectacle.
Au début des années 90, votre grand-père s’est calmé à son tour. Il a arrêté de courir le monde aussi. Il a choisi la sédentarité en trouvant une place dans un magazine. Il n’était plus grand reporter, mais simple journaliste. Enfin journaliste d’opinion, puis éditorialiste.
Après une vie passée à prendre tous les risques pour que l’information puisse être connue du plus grand nombre, cette nouvelle vie a été compliquée pour lui au début. Puis il s’y est fait. Il avait tout vu aussi, finalement. Toutes les horreurs surtout.
Même s’il se le cachait à lui-même au début, cette vie, près de sa femme, de ses enfants qu’il n’avait pas forcément vu grandir, il en avait envie aussi, d’une certaine façon. Et puis, il avait de temps à autre des crises de paludisme, contracté au Vietnam pendant sa détention. Pourtant, parfois, je voyais bien, quand il était songeur, le regard dans le vague, que courir le monde lui manquait.
Pour ma part, je n’étais plus à Epsilon. Flandrin avait pris sa retraite. Avec ses successeurs, ce n’était plus pareil. On est entrés dans une nouvelle ère. Celle du sensationnel et de la rentabilité. C’est ce qui a précipité ma retraite anticipée.
Au début, j’ai couvert de temps en temps certains évènements, mais je partais de moins en moins souvent à l’autre bout du monde. J’étais mère, les enfants grandissaient et à chaque fois, j’avais l’impression de les abandonner. Et puis face à cette course à l’information, au sensationnel surtout, qu’on nous imposait, j’ai perdu cette soif de vérité, de découverte qui m’animait à mes débuts. Le traitement fait des photos que je ramenais, m’indisposais. Après Berlin, j’ai raccroché. J’ai raccroché mon appareil photo, surtout. Rostropovitch, c’était une belle façon de raccrocher. La boucle était bouclée. J’ai eu la même sensation qu’à mes débuts, celle de vraiment vivre l’histoire. Le monde changeait radicalement en 1968. La société bougeait. Au moment de la chute du mur, j’ai eu ce sentiment. Une fois de plus, le monde allait être bouleversé. Cela aurait pu m’inciter à continuer. Au contraire, ça m’a fait arrêter. La boucle était bouclée, comme je viens de dire.
Votre grand-père, toute sa carrière, aura pris des risques et il est mort d’une crise cardiaque quelques mois après notre retraite ici, en 2009.
Voilà ma vie les enfants. Notre vie, à votre grand-père et à moi.
Si je m’arrête pour en faire le bilan ?
Que du positif. Hormis notre courte séparation en 1969, une vie de bonheur et d’amour fusionnel. Et d’aventures aussi. Nous avons vécu notre amour à fond. Pas que notre amour d’ailleurs, nous avons vécu notre vie à fond. Nous avons fait un métier qui nous aura comblés.
Il y a eu des moments compliqués, des doutes, des moments de peur aussi. C’était un métier dangereux, où nous prenions des risques, mais où nous nous sommes réalisés. C’est aussi grâce à ce métier que nous nous sommes rencontrés surtout. Ce métier, nous l’avons fait ensemble.
Quand il est mort, j’ai été bouleversée bien entendu, mais voyez-vous, j‘étais presque contente qu’il parte de cette façon. Le matin, il était en parfaite santé, avant sa crise. Il n’a pas souffert, il n’a pas été diminué, pas connu la longue maladie. On n’en a jamais parlé, mais c’est comme ça qu’il aurait souhaité partir. J’en suis sûre. Nous n’avions pas la nécessité d’en parler, nous nous connaissions sur le bout des doigts. Il avait d’ailleurs le visage apaisé quand je l’ai trouvé au sol, dans le jardin. Et surtout, je crois qu’il aura réalisé tous ses rêves, qu'il a eu la vie qu’il a souhaité avoir.
Un long silence a suivi ces paroles, mes petits-enfants n’ont pas osé interrompre ma rêverie. Puis, au bout d’un moment :
- Mais Mamie, toi, ça ne t’as jamais manqué de courir le monde ?
- Si bien sûr, ça m’a manqué, mais j’étais mère de famille, ça change beaucoup de choses. Je vais vous avouer une chose, ça me manque encore un peu aujourd’hui. On n’est jamais vraiment guéri de ça. Quand on a le virus, ça ne nous lâche jamais complètement. C’est aussi pour ça qu’aujourd’hui, j’essaye de ne pas m’éloigner trop de ma presqu’île. Au-delà de Morgat, je me sens un peu perdue maintenant. Et puis avec votre grand-père, nous ne sommes pas venus ici par hasard pour y vivre notre retraite. Nous avons choisi un endroit où il n’y plus rien après. Le bout du monde en quelque sorte. Enfin, plus rien à l’ouest. Pierre avait un peu plus de mal. La bougeotte ne l’a jamais vraiment quittée. Moi, je m’y suis faite.
- Je n’ai pas encore choisi mon futur métier, mais j’aimerais faire comme toi et Papy, a dit Raphaël.
- Le monde a changé, lui a répondu Manon. Aujourd’hui, les gens sont fous. C’est dangereux.
J’ai repris la parole :
- Le monde n’a pas tant changé que ça. J’ai connu le Vietnam, le Biafra, la mort, les dictateurs, les massacres. J’ai vu des horreurs, de belles choses aussi, heureusement, prenantes, voir des moments de grâce. Je les ai photographiées. Pour votre grand-père, les mettre en lumière ces moments, les coucher par écrit, informer ce n’était pas du voyeurisme, c’était faire découvrir, partager.
Moi, j’ai toujours eu plus de doutes. Lui utilisait des mots, je montrais la réalité sur papier photo. Nous n’avions pas la même démarche. Il ne romançait, ni ne déformait les événements, mais avec ses mots il racontait une histoire finalement, Il dénonçait, il magnifiait certaines choses. Moi, j’avais une approche beaucoup plus frontale avec mes photos, plus directe, même si j’ai toujours essayé de donner de la profondeur à mes clichés.
A l’époque, la presse émettait une opinion, malgré la censure. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La censure est toujours là et plus que là, mais beaucoup plus insidieuse. Aujourd’hui, la censure ambiante nous propose une version aseptisée du monde. De mon temps, l’information était filtrée. Mais on lisait entre les lignes. On la déchiffrait. On pouvait s’informer, se faire une idée, sa propre idée.
Aujourd’hui, elle est noyée dans un flux incessant de nouvelles. L’important est noyé dans un maelström continu, entretenu.
D’ailleurs, la presse est devenue médias. Les mots ont de l’importance. Une sorte de tri de l’info est opérée. Une manière de choisir très sélective. Un exemple, en fonction de la période de l’année, il est plus ou moins important de parler de certains événements. Typiquement, en période de Noël, ou de soldes, on veut que vous alliez dépenser votre argent. Donc les médias la mettent en sourdine sur le terrorisme par exemple. Autre chose, la recherche d’infos choc, souvent sordides, qu’on va délayer, commenter, avec moult spécialistes, intervenants. En revanche, on va en parler le moins de temps possible pour pouvoir passer à la suivante. Clairement, l’information est devenue un marché, un bien de consommation. On la prend, on la montre, on la jette.
On ne fait plus vraiment de l’Information en fait, on la vend, on fait du sensationnel. On n’informe plus, on assiste à la course à l’histoire la plus sordide, au fait divers le plus scabreux et surtout aujourd’hui, on cherche à vendre des parts d’audience. On met en scène un spectacle continu.
L’information, nous à l’époque nous la donnions, nous ne la faisions pas, nous avions le respect du libre-arbitre de la personne qui la recevait. Vous voyez la différence les enfants ?
- Oui Mamie.
- Pourtant sur le fond, le fait divers n’a que peu d’intérêt, hormis pour les gens qui en sont directement touchés. Et en période de disette, on a les sujets bouche-trous, les sujets du bac, Halloween, la météo clémente ou pas, ou je ne sais quoi.
- Qu’est-ce qu’on peut faire Mamie ?
- Contre ça ? Pas grand-chose pour l’arrêter. On peut, en revanche, penser par soi-même, avoir un esprit d’analyse, zapper, sauter les pages des journaux, ne pas s’intéresser à qui a tweeté quoi. Échapper à la manipulation par le sensationnalisme en quelque sorte. Se forger son opinion, éviter la polémique perpétuelle et le pessimisme ambiant mis en place et entretenu, qu’on va remplacer par un optimisme forcé quand il faut, avant les fêtes par exemple, comme je vous le disais tout à l’heure. Les gens peuvent se passer du programme qu’on leur a préparé, qu’on leur a prémâché, une polémique par jour, la surenchère permanente. Pour résumer, ne pas être dupe.
- Ce n’est pas très gai tout ça !
- Non, les enfants, il s’agit seulement de prendre du recul et surtout de penser par soi-même. C’est la différence entre information et matraquage. L’info est juste la matière première, brute. C’est vous qui forgez le reste. Bon, on va se coucher maintenant ? Il est tard… Je tombe de fatigue.
- Non, attends Mamie…
Mes quatre petites enfants m’ont entourée, serrée dans leurs bras, embrassée, en disant « merci Mamie »
- De quoi ?
- De nous avoir raconté ta vie, ton métier, ton amour, avec ton cœur…- Oui, c’était ma vie, mes passions, mes engagements, mes combats.
- Tu peux en être fière et nous on est fiers de toi.
- Et moi, je suis fière de vous. Si ma vie peut vous inspirer pour mener la vôtre, ça sera parfait. Mais n’oubliez jamais votre libre-arbitre, c’est le plus important.
Avec une larme à l’œil, je me suis dit une fois de plus, « ils sont vraiment bien mes petits enfants ».
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